Mery

Le destin m’avait conduite sur les traces de cette femme extraordinaire. De sa main, elle avait rédigé un testament faisant de moi son héritière en m’accordant le privilège de vivre dans sa demeure, celle qui avait été son nid, son atelier, son refuge. Cette transmission supplantait, par son ampleur, tout autre désir que celui d’honorer ses dernières volontés.

Croyez en l’humain, vous verrez, la vie vous paraîtra moins sombre…

— Vous êtes bluffante, chère Laure. Excellent plaidoyer…
— Oui, j’ai omis de vous dire qu’avant de devenir photographe professionnelle, j’ai suivi un cursus universitaire, je détiens une maîtrise de droit, entre autres. Ne vous fiez jamais aux apparences, surtout lorsqu’il s’agit d’une jeune femme, c’est une règle absolue.

Je devais me méfier, ne pas tomber dans le piège de la séduction d’un beau parleur. Il était là pour le business, pas pour prendre le thé. Cette arrivée hâtive, de surcroît en avion-taxi, annonçait des discussions agitées. Je n’orbitais pas dans les milieux d’affaires, mais j’étais la compagne d’un dirigeant. En outre, la nature m’avait dotée d’un excellent sens de l’observation et d’une perspicacité indéniable. Mon acuité psychologique déclencha en moi une alarme. Ce Louis était la caricature de ce que j’avais imaginé, un agent d’artiste outrecuidant, dont le métier consistait à vendre des œuvres aux pigeons les plus offrants du monde entier.

C’était une femme très indépendante, elle choisissait ses fréquentations. Elle avait des relations dans le monde entier, mais peu d’amis, à part l’ancien docteur de Locmaria et son agent parisien. Quand elle organisait des soirées ou des réceptions fastueuses l’été, c’était surtout dans le cadre de son métier d’artiste. Madame était très secrète, jamais elle ne s’est livrée à moi ou à mon mari sur des sujets aussi sensibles hormis les grandes lignes.

C’était une grande dame comme on n’en voit plus de nos jours, toujours souriante, le petit mot qui va bien, et puis généreuse. Je ne vous cache pas qu’elle avait son caractère, mais ni moi, ni ma femme, on aurait à redire. Non, on l’admirait beaucoup, comme tout le monde sur l’île. Ah, c’est sûr qu’elle manque au village. Enfin, c’est la vie, chacun y passera…

Mery ne cessait d’étudier son art qu’elle pratiquait depuis l’âge de 10 ans, une éternelle insatisfaite, en quête d’un moment unique que l’univers façonnerait en une fraction de seconde, juste pour elle, pour ses yeux, pour son talent, pour la surprendre encore. Elle convoitait ces instants à la recherche d’une fusion colorimétrique où les reflets de la terre, de la mer, du ciel et de la lumière formeraient une explosion picturale. Parfois, quand la nature se faisait généreuse au hasard d’un relief, l’émotion la submergeait. Une larme pointait comme un remerciement à ce dieu étrange de la création venu magnifier un paysage rien que pour elle.
Tout en marchant, elle ressentit les vibrations du vent, les fragrances iodées de ce printemps émergeant où les bourgeons des ajoncs tentaient d’éclore. D’une main délicate, Mery caressa les grandes herbes qui ondulaient comme une chevelure à chaque rafale. Au loin, Tiber courait dans la lande après quelques lapereaux. Un faisan surpris s’envola à quelques mètres pour se percher dans une branche.

Plus qu’une île, Belle-Île était son refuge depuis des décennies. Résider là lui permettait d’échapper au carcan d’un quotidien monotone tant décrié par la plupart des gens enfermés dans les rouages ordinaires d’une existence subie et non choisie. Malgré la rudesse insulaire, cet endroit ancré sur l’Atlantique offrait d’innombrables bienfaits encensés par les Bellilois, natifs de l’île, et les Belliliens, récents arrivants. Mery avait été adoptée par les habitants. Agriculteurs ou pêcheurs, commerçants ou retraités, tous la saluaient avec estime quand ils la croisaient. Elle connaissait chaque recoin de ce territoire escarpé, écorché par l’érosion, taillé dans la masse granitique, entrecoupé de landes, de plages, de ports, de criques, de grottes et de caps.

Avant tout, je voulais découvrir la vie de Mery Lo, m’immerger dans son passé, retracer son parcours jusqu’à son décès au printemps dernier. Mais par où commencer ? Je n’avais aucun plan, aucune méthode pour concrétiser cet objectif. Je possédais un avantage : me trouver au milieu de ses meubles et de ses affaires personnelles. D’ailleurs, j’étais bien curieuse de savoir si certaines choses avaient été enlevées de la maison après sa mort, comme des papiers, des souvenirs, des objets.

Un sentiment de liberté m’animait, une libération salvatrice. J’errais dans cette immense demeure, le cœur léger, déchargée du fardeau de celui qui partageait ma vie. Enfin, je pouvais me projeter à ma guise, laisser les choses s’ouvrir à moi, découvrir avec passion chaque détail que je croisais tout en marchant avec nonchalance. J’entrais en communion avec l’endroit, une phase particulière d’acclimatation que je ne souhaitais pas précipiter.