Citations sur Saga Mordret, tome 2 : Sans coeur (12)
Je tourne les talons aussi sec, me demandant où j'ai brusquement trouvé ce courage, et me précipite en direction des toilettes. Mais avant d'avoir pu grimper la volée de marches, une main me saisit brutalement le bras. Ciaran me fait exécuter un demi-tour complet sur mes talons et m'attire contre son torse. Son regard glacial me transperce la poitrine. Je manque de suffoquer. Sa poigne est douloureuse, mais je me contente de le regarder.
- Une fille facile ne m'intéresse pas. Te mettre dans mon lit non plus.
Je le fixe sans comprendre.
- Alors quoi ?
- Hum....Tu comprendras.
- Explique moi, je suis perdue. En quoi je t'intéresse ? parce que suis la fille dont tous les garçons se moquent ? Tu souhaites m'humilier ? Me transformer en l'une de ces poupées qui passent leurs journées à minauder à tes côtés, en espérant un regard de toi ?
- Tu as passé beaucoup de temps à m'observer, remarque-t-il à juste titre. Tu t'intéresses à moi pour une raison que j'ignore, et je m'intéresse à toi pour une raison que tu ignores. Nous sommes à égalité. Tu n'as pas besoin de précipiter les choses, Abigael.
Il a raison : je ne serai dorénavant plus seule. Le regard des autres n'a aucune importance. Seul le sien compte à mes yeux.
« Tu es comme un tableau de Dalí. De prime abord, tu dégoulines de clichés d’adolescente, romantique, cherchant désespérément le regard des autres et surtout celui des hommes, ne supportant pas la solitude et désirant de grandes aventures à l’eau de rose, comme dans les romans que tu dois lire. Mais sous cette couche grotesque de symboles, il y a cette femme que tu ne connais pas, que tu dissimules parce que tu penses qu’elle effraierait les gamins de ton âge. Il y a la beauté dissimulée dans les ombres et les lumières poussiéreuses. Je te la montrerai. Parce que c’est cette femme-là qui m’intéresse. Celle que tu affiches pour l’instant ne m’attire pas vraiment. »
Je n’arrive pas à déterminer s’il m’adresse un compliment ou s’il m’insulte.
— Tu attends quoi pour retourner au manoir ? me demande-t-il finalement après avoir arrêté la voiture sur une place de parking proche de l’appartement.
— Le bon moment. Mais je n’y retournerai que si j’obtiens ce que je souhaite.
— Tu ne l’as pas déjà ?
J’esquisse un sourire entendu devant sa perspicacité.
— Si, mais ton frère ne le sait pas.
— Tu es machiavélique, Abigael, raille-t-il en descendant du véhicule.
Qui peut distinguer le fou du sain d'esprit ? me lance-t-il. Qui est fou, qui peut se dire fou ? Le fou s'ignore. Pourquoi le monde ne serait pas fou, dans ce cas ? Et si ce que je suis n'était que le reflet de notre société ? Ne suis-je pas le parfait spécimen d'un monde qui se délite, le fruit d'une consommation débridée, où le SM se glisse dans le dernier best-seller, où l'alcool devient le jus de fruit du matin, où le meurtre passe à la télé tous les soirs, où les tueurs en série ont plus de fans que des chanteurs célèbres ? Je suis le symbole de la décadence de notre civilisation, Abigael, et je fais de toi le fer de lance se mon mode de vie.
— Pourquoi te compares-tu à moi ? Comparé à toi, je suis un sociopathe. Il y a des comparaisons qui n’ont pas lieu d’être, Abigael. Mon intelligence n’a rien à voir avec la tienne, tu n’as pas à l’envier. Tu sais des choses que j’ignorerai toujours.
— Comme quoi ?
Il passe sa langue sur ses lèvres.
— Comme savoir aimer, comme souffrir normalement ou ressentir une joie simple, sans complexité, sans manipulation, sans susciter de douleur. Comme apprécier d’être avec toi sans avoir besoin de te posséder. Ce que tu ressens, ta façon d’éprouver des émotions, c’est aussi une forme d’intelligence à mes yeux, ainsi que pour toi, ma faculté à ne rien éprouver te semble digne d’un génie. Tu penses que ma façon de manipuler froidement les autres pour arriver à mes fins est un art, et moi, je pense que ta spontanéité et ton charme sont des moyens aussi subtils pour arriver au même résultat. Alors ne te sous-estime pas, Abigael.
« — Alors pour quelle raison m’évites-tu depuis des semaines si ce n’est pour me punir de t’avoir avoué que je t’aimais ? »
Il pousse un profond soupir :
« Pourquoi… »
Il me flanque une pichenette sur le front.
« Parce que ma ridicule petite possession est incapable de se concentrer sur un livre dès que je suis dans la même pièce. Tu bayes aux corneilles au lieu de réviser et je n’ai aucune envie de traîner un boulet derrière moi. Si tu ne valides pas ton année, tu risques de foutre en l’air tous mes plans, et je serai agacé contre toi. »
Je sens mes joues devenir aussi rouges que des coquelicots.
« Tu t’es éloigné pour que je révise ? je m’étonne.
— Bien sûr, tu as le niveau de concentration d’une mouette. Ça m’horripile de te voir te comporter de la sorte. Or, si tu n’es pas à la hauteur, non seulement, on aura mon père sur le dos mais Declan n’arrêtera pas de se foutre de notre gueule, à toi comme à moi, parce que je sors avec une idiote. »
Je dois lever la tête pour saisir son regard. Ses iris sont bien d’un noir profond, à la fois intense et glacial. Il y a quelque chose de dérangeant à le fixer dans les yeux, comme si l’âme qui l’habitait était trop grande pour être contenue dans son corps.
- Qu’est-ce que je suis pour toi, Ciaràn ?
- Mon antidote.
[...] Tu es seulement égoïste.
- Bien sûr que je le suis, comme la plupart des gens de ce monde, la différence, c'est qu'ils sont hypocrites.