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Critique de Erik35


WOMEN POWA...?

L'Assemblée des femmes » est écrite et représentée en 392 avant Jésus-Christ, à une époque où le siècle de Périclès n'est plus qu'un souvenir. C'est une des dernières pièces d'Aristophane, probablement inférieure à Lysistrata, et la deuxième pièce dite « féministe » du poète grec qui nous soit restée.

L'idée de la pièce est simple, elle nous est très vite dévoilée par Gaillardine (alias Proxagora dans le texte grec non "modernisé") : « [...] C'est aux mains des femmes, vous m'entendez, qu'il nous faut confier l'État» Et la raison, elle la confie dans la foulée : « Après tout, c'est bien à elles que nous donnons l'emploi, dans nos ménages, d'avoir la haute main sur la gestion !»

Il est difficile de savoir, ne vivant plus à l'époque des Grecs anciens, si le but d'Aristophane est de se moquer des femmes, ou au contraire de les louer. La vérité, comme souvent, surtout avec un auteur maniant l'humour, le sous-entendu et le sarcasme comme Aristophane, est probablement entre les deux. Comme Molière qui s'en inspire vaguement dans L'Ecole des femmes, Aristophane veut probablement se moquer de la société en délitement qui l'entoure (déjà !), se moquer des institutions politiques (de nombreux "indices" viennent à l'appui de cette hypothèse tout au long des dialogues), et louer les femmes (sans doute parce que, bien que les grandes oubliées de l'Athènes antique, elles sont bel et bien les maîtresses de la maisonnée) tout en les moquant (on ne se débarrasse jamais tout à fait de ses a priori d'époque). Et puis, ce serait un tragique contresens que d'oublier que le génial grec est auteur de comédies (dont il est, pour ainsi dire, l'inventeur) faites pour rire, non de tragédies graves et désespérées...

Ce qui frappe avant tout, et comme toujours, c'est la modernité d'Aristophane. Que l'on aime ou que l'on n'aime pas, la simplicité du langage, l'absence de longs monologues, la vivacité des dialogues, parsemés de blagues, d'allusions obscènes, font que la pièce se lit toute seule, et préfigure les farces du Moyen-Âge, et même celles qui survivent de nos jours comme les pièces dites "de Boulevard" ou encore au cinéma comme "Les visiteurs" et autres comédies burlesques, parfois grossières. Mais chez Aristophane se trouve ce qu'on qualifierait de "supplément d'âme" car derrière le rire, souvent facile, se cache - à peine - la critique sociale, politique, de moeurs.

Ainsi en est-il de la scène où un jeune homme est pressé, selon les nouvelles lois en vigueur, de satisfaire les envies de trois horribles mégères avant d'avoir le droit de coucher avec sa dulcinée, a sûrement suscité les rires de l'audience exclusivement mâle de l'époque de même qu'elle susciterait les mêmes rires aujourd'hui si elle était adaptée au goût du jour. Mais qui pose toutefois la question de la place des femmes d'âge "mûr" (les fameuses "couguar") voire de "troisième" ou quatrième âge dans nos sociétés qui ont fait de la jeunesse éternelle une sorte de critère universel de référence, sans même évoquer la place faite à l'amour, à l'érotisme et à la sexualité relativement aux femmes supposées ne reflétant plus les "attraits" et "qualités" de la jeunesse dans nos sociétés post-modernes. Leur situation est sans doute moins excluante que dans la société grec antique mais le moins qu'on puisse en dire c'est que nous sommes encore très loin du compte ! Les idées progressistes parsèment d'ailleurs « L'assemblée des femmes ». Ainsi, vingt cinq siècles avant Marthe Richard, Praxagora recommande la suppression des filles publiques.

Les critiques d'Aristophane diront que c'est un réactionnaire qui se moque des réformateurs. Alors étonnant progressiste ou infâme réactionnaire ? Est-ce si simple ? Ce qui frappe aussi dans la lecture d'Aristophane, c'est que l'on y comprend la non-linéarité de l'histoire. Les idées et les moeurs n'évoluent pas de façon linéaire, progressive, comme voudraient nous le faire croire les idéologies de gauche, mais malheureusement ce qui semble acquis ne l'est jamais, et les retours en arrière, la répétition des erreurs, les déclins et les âges d'or sont ce qui font la trame de l'histoire des hommes, pas l'inexorable avancée du progrès. On peut en rêver à l'échelle d'une vie d'homme ; pourtant il n'y a pas de marche inexorable du progrès. C'est en l'admettant que l'on se protégera contre les retours périodiques de la barbarie.

Un autre aspect fort intéressant de « L'Assemblée des femmes », c'est le système social qui y est préconisé, dont Aristophane se moque par la manière extrême que les protagonistes féminines ont de les présenter mais qu'il évoque tout de même, probablement inspiré par certaines théories de l'époque.

Ainsi Gaillardine avance-t-elle : «[...] Il faut donner part à tous de toutes choses, en communauté ; égalité de ressources pour vivre, au lieu que l'un soit très riche et l'autre pauvre, que l'un ait de vastes terres à cultiver, et l'autre pas même de quoi se faire ensevelir, l'un une foule d'esclaves à son service, et l'autre pas même un valet. Je pose une seule condition de vie, commune à tous, la même pour tous.» Un peu plus loin, elle expose même les moyens de sa politique - toute ressemblance avec des théories politico-économiques connues aujourd'hui ne seraient pas que fortuites ! - : «pour commencer, communauté de terres, de l'argent et de tous les avoirs personnels. Sur ce fonds commun, c'est nous qui vous nourrirons : à nous la gestion, le contrôle des dépenses, et la mise au point du Plan.» Deux mille trois-cents ans avant un certain Karl Marx... nous avons ici un exemple marquant de prémisse des idées communistes. Gaillardine décrète un peu plus loin la fin du paupérisme, du vol légalisé par la mise en commun de tous les biens sous l'égide d'un gouvernement central.

Alors, Aristophane ? Réactionnaire, conservateur, progressiste, communiste, vulgaire, grossier, obscène, bouffon, outrancier, licencieux, patriote, poujadiste, utopiste ? Sans doute à la fois tout cela et rien de cela ! Mais pas étonnant que la gauche et la droite le détestent, que les prudes comme les dépravés s'en écartent. Que les moralistes l'évitent et que les cyniques s'en méfient.

Impossible de demeurer totalement insensible à cette oeuvre (cela vaut pour la plupart des textes du grec), qu'on l'aime ou qu'on la déteste, qu'elle fasse rire ou qu'elle provoque dégoût, rejet. C'est sans doute cela, une oeuvre éternelle.

NB : La traduction de ce petit volume des édition "folio sagesses" est celle de Victor-Henry Debidour et que l'on peut retrouver dans le tome II du Théâtre complet d'Aristophane aux éditions Gallimard. Marque des temps (elle date de 1966), les noms des principaux protagonistes ont été "modernisés" et donc transposés à la sauce contemporaine de l'époque. Ainsi, Praxagora devient-elle Gaillardine. Blépyros, son vieil époux, devient Miravoine, etc. Cela "rapproche" le texte de notre perception moderne immédiate tout en lui enlevant de cet ineffable des patronymes grecs de l'antiquité. Quoi qu'il en soit, cela n'ôte en rien l'impératif des notes de bas de page afin d'en saisir toutes les subtilités. Personnellement, j'aime tout aussi bien ces noms antiques et intangibles à ceux, forcément incertains et prenant le risque d'être vite datés, d'une transposition plus ou moins récente. Cette précision mise à part, cette traduction est d'une grande fluidité et les annotations en juste suffisance et d'une grande intelligence pour la compréhension d'un texte tellement ancien, malgré sa globale modernité.
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