Lire est une chose (s'imprégner, ressentir, absorber), traduire en est une autre (choisir, trancher, voire retrancher)
Car le décalage est partout, non seulement entre la langue de départ et la langue d'arrivée, entre l'oeuvre et les yeux, mais aussi entre ce qui est écrit et ce qui est compris, entre l'intention de l'auteur et la perception du lecteur. Les mots sont toujours à la fois en-deçà et au-delà de leur sens. Pourtant, si impossible, si imparfait que soit l'acte de traduire, "quelque chose" passe dans le miroir tendu de la littérature, quelque chose d'indéfinissable et d'essentiel.
Face à l'auteur qu'il admire, le traducteur est intimidé comme face à un ami dont il a longuement écouté les confidences, mais qui semble avoir oublié d'être livré de manière du intime.
J'ai aussi pressenti, d'emblée, que le traducteur ne pouvait être ce personnage invisible à qui l'on demande de "s'effacer" totalement derrière le texte original. Il ne s'agit pas seulement d'une opération technique. Avoir le goût de la littérature et connaître le mieux possible les ressources des deux langues en jeu sont des conditions nécessaires mais loin d'être suffisantes. La traduction littéraire est une activité de création, davantage liée à la question de la représentation artistique du réel qu'à un savoir académique. Traduire ne fait pas seulement appel à l'intellect, mais à une intelligence des choses poétique, sensible. Comme tout processus d'écriture, cela engage l'ensemble de l'été : émotions, perceptions, imagination, souvenirs de lecture pour de vie, les deux d'ailleurs souvent mêlés. Sans compter le rôle que joue dans toute authentique rencontre, humaine comme littéraire, le réseau de racines souterraines qui court au fond de chacun de nous et nous relie à notre insu les uns aux autres.