Le moine et le derviche retourne s'asseoir. (...) Ils agissent secrètement contre la guerre en étant rassemblés sous ces voûtes. Simon est sûr que ça marche. Et même si ça ne marche pas, c'est la place exacte où il veut être. Pour lui le seul fait de passer ce temps ensemble a le pouvoir d'agir sur le monde. C'est ce que les moines et les derviches appellent la prière.
Ils sont dans cette église de Saint-Louis-des-Français, à Beyoglu, à deux pas d'Istiklal, en plein coeur d'Istambul, mais Simon se sent comme dans un monastère au milieu du désert. Il a le sentiment d'être dans un des lieux les plus secrets d'Istambul, les plus cachés du monde où se pratiquent des rituels interdits. Ce mélange de sema soufie et de chants grégoriens à quelques encablures de la guerre en Syrie, alors que la ville héberge aussi des djihadistes en permission, voire les complices de ceux qui ont tiré sur les terrasses de Paris, a quelque chose de subversif (...)
(...)
Nous sommes là ce soir, musulmans et chrétiens, pour témoigner du Dieu unique, briseur de guerre. Nous sommes là, comme chaque année, pour poursuivre le travail commencé par Saint François d'Assise et le sultan Al-Mâlik al Kâmil il y a huit cents ans."
Moi, petite française modèle: fille d’immigrés, obéissante à la foi républicaine qui n’aime pas dire les origines de ses citoyens. Dans l’esprit français, j’étais quelqu’un d’intégré .
En ce 10 octobre 2015, des dizaines de milliers de manifestants ont réclamé la fin de la guerre. Un cortège dense et joyeux dans lequel deux personnes se sont introduites, chacune un sac sur le dos, bourré d'explosifs et de petits boulons. 128 morts ! Toujours le même procédé. La même boucherie. Les mêmes cibles. Les mêmes auteurs, Daech.
Un réfugié syrien dort sous un grand carton, allongé sur un banc près de la fontaine aux ablutions. C’est un nouveau, Simon le voit à ses mocassins en cuir posés sous sa tête. Le réfugié de la semaine d’avant avait des baskets blanches élimées.
Il se lève, décidé à élucider ce mystère, et entre dans la chambre de ses parents.
“Pourquoi la fenêtre elle est cassée ?
— Un avion est passé tout près, ça a tout fait trembler.”
Simon et Claire en étaient persuadés, c'était le pays qui allait faire le lien entre l'Occident et l'Orient, entre le monde musulman et le monde chrétien. Ils voulaient partir pour réinventer leur vie.
Il ne reste rien de leur fantasme. Istanbul est beaucoup plus belle qu'imaginée. Et aussi plus cruelle, plus dure, plus dégoûtante.
L’espoir est ce qui meurt en dernier
Enfant et adolescent, ses parents, ses grands-parents, parlaient de l’occupation allemande, et c’était comme si la fin de celle-ci avait été le marqueur d’une nouvelle humanité. Or, tout cela était faux. Guerres et génocides ne quittent jamais la ligne du temps, ils prennent d’autres visages.
"Istanbul lui fait un tel effet. Il ne sait pas. C'est insaisissable. Il cherche et il trouve quand même ça : l'ouverture d'esprit. C'est paradoxal dans une société pétrie du sentiment nationaliste et animée par un certain dogmatisme religieux, mais un vent de liberté souffle en secret."