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Critique de Agneslitdansonlit


LES INDES FOURBES... On pourrait annoter en sous-titre "Ou les aventures d'un des plus grands vauriens du siècle d'or", ou " Manuel de la divine filouterie", tant cet antihéros de Don Pablos de Segovie incarne le roi des crapules, l'empereur des escrocs, l'idole des fripouilles, menteurs, tricheurs et voleurs...
Car à reprendre l'expression "roi des crapules", il y aurait presque de la noblesse à berner et dépouiller avec un tel brio.

Ayroles à la plume, et Guarnido au pinceau, ont composé en 160 pages, dans un grand format, un bijou graphique aux propos mordants.

Ce superbe album m'a été offert. Il n'est pas certain que je serai allée de moi-même vers cet ouvrage, car les références, (en commentaires du titre) à une littérature espagnole du XVI ème siècle, (que je maîtrise peu, voire pas du tout !) m'auraient décontenancée. C'eût été bien dommage de me laisser décourager pour si peu.

Pour le graphisme dans un premier temps, très détaillé, ne manquant jamais de se focaliser sur les expressions des visages, capturant les mouvements. La double planche des pages 72 et 73 est sublime. Juanjo Guarnido ne nous laisse pas en reste quant à l'univers chromatique de cette BD. Si les dernières pages rétrécissent la palette et s'assombrissent, les aventures en terres "indiennes" (en réalité l'Amérique du Sud) sont un déploiement de couleurs, habillant la luxuriante jungle, la sauvagerie des scènes de combat, la descente aux enfers "rouge-feu" de l'exploitation de l'homme par l'homme ou l'incursion dans un nouveau monde plein de promesses.

La couverture à elle seule donne un rendu d'oeuvre d'art, telle une toile de grand maître: Juanjo Guarnido a su restituer par le dessin le contexte artistique de l'époque, celle du Siècle d'or, cette période de rayonnement culturel de l'Espagne aux 16-17ème siècles, non seulement en Europe, mais aussi (dans le cadre de cette BD), en Amérique latine
L'autoportrait du peintre Claudio Coello, daté de 1680, est d'ailleurs troublant de similitudes avec le portrait du personnage en couverture de cet album.

Il semble bien noble et sûr de lui, ce personnage au sourire assuré. Et pourtant quel regard narquois.
Qui est-il donc, ce Don Pablos de Ségovie ? Un gueux misérable, originaire de la ville de Ségovie en Castille, fils d'un barbier rompu aux magouilles et d'une matronne versant dans la sorcellerie.

Il prend vie en 1626, sous la plume de l'écrivain Francisco de Quevedo, dans son roman picaresque "El Buscón, la Vie de l'Aventurier Don Pablos de Ségovie". Et de fait, ce Don Pablos incarne magnifiquement cet antihéros (si je ne craignais pas l'anachronisme, je tenterais le terme de "looser") propre au roman picaresque, nous entraînant dans ses aventures, s'étalant de calamiteuses à méprisables, nous invitant à visiter les dessous de l'Histoire, ceux qui n'auront pas été préalablement dorés à l'or fin des Conquistadors...

De ce roman du 17ème siècle, devait naître une suite, or Francisco de Quevedo s'éteindra en 1645 sans avoir offert de seconde chance à son porte-drapeau des gueux...

Et c'est en 2019 que Ayroles et Guarnido lui redonneront vie.
Et quel personnage que ce Pablos... Il aurait sûrement beaucoup plu à Molière, truculent de canaillerie, jamais avare de filouterie et prêt à tout pour se sortir de la misère de sa condition, il est un révélateur de son époque figée et cruelle pour ceux qui ont le triste tort de n'être pas bien-nés.

Se décidant à l'expatriation pour tenter sa chance d'un autre destin, il gagne "les Indes", en réalité l'Amérique et son Eldorado. Or, la gueuserie, il apprend vite que ça se traîne avec soi ou plutôt derrière soi, comme un épouvantail spectral que vous ne percevez pas, pendant que les autres ne voient que ça...
La construction du récit est habile et nous berne, nous lecteurs, avec finesse.
Ce Pablos nous fait sourire de ces mésaventures : on compatit, mais, cruels spectateurs que nous sommes, nous rions sous cape.
Pourtant vient le temps où nous prenons la mesure de l'instinct de survie terrifiant de notre antihéros, et alors, nous rions jaune.
À quoi nous attendions-nous ? Comment imaginer, et même accepter, que les relégués d'une société acceptent sans broncher de croupir dans le fossé ?

C'est une leçon de morale, amère, que nous ingflige ce héros terrible, mais d'un coup, le mot "looser" ne me vient plus à l'esprit...
À tout point de vue, je ne peux que recommander cette lecture, elle constitue une satire mordante et cynique des travers humains, de la cupidité, de tout ce qui est vil, mais sans jamais oublier de remettre tous ces traits en perspective, dans une société elle-même cruelle qui ne peut qu'inciter à redoubler de roublardise pour y survivre.
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