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Critique de raton-liseur


La note de lecture de ce livre n'est pas évidente à faire. Parce que, quoi qu'en dise le traducteur et éditeur de cet ouvrage, on ne le lit pas pour ses qualités littéraires, et on ne le lit pas forcément pour les bonnes raisons. Ce n'est pas le titre ou la couverture, ou bien le résumé ou la note d'un autre lecteur qui m'a donné envie de le lire, mais bien le simple fait que, publié en 2011, il s'agisse du premier roman nord-coréen publié en France, et je ne suis pas sûre qu'il y en ait eu beaucoup d'autres depuis.
J'étais curieuse d'une oeuvre qui n'est pas celle d'un dissident maintenant emprisonné, ni celle d'un opposant au régime, passé « à l'ouest » comme on disait en un autre temps. Non, il s'agit d'une oeuvre publiée en Corée du Nord, donc approuvée par le régime en place, et qui en plus a pu passer les frontières (je me demande dans quelle mesure ce sont les éditeurs étrangers qui ont choisi de traduire ce livre ou si ce sont les autorités qui ont considéré que cette oeuvre était une vitrine acceptable pour leur pays et en ont orchestré la diffusion…). Il n'en a pas fallu beaucoup plus pour attiser ma curiosité, et j'ai acheté ce livre dès que j'ai su qu'il existait. Il m'a ensuite fallu quelques années pour me décider à l'ouvrir, mais le temps que mes livres passent sur mes étagères avant que je ne me décide enfin à les lire, voilà une autre histoire, trop longue pour cette note de lecture…

Arrivons-en au fait, donc. Des Amis, un titre un peu énigmatique puisqu'il s'agit de l'histoire d'un divorce. Une femme, Chai Soon-Hwi, se rend chez un juge pour demander le divorce d'avec son mari, Ri Sok-Chun. Tous deux ouvriers lorsqu'ils se sont rencontrés, elle est maintenant cantatrice alors que lui travaille toujours au même poste dans la même usine. Leurs aspirations et leurs modes de vie ne semblent donc plus compatibles et tous deux sont donc d'accord pour ce divorce.
Mais les choses ne sont pas si simples. La cellule familiale est la base de la société nord-coréenne, une cellule familiale qui disparaît, c'est donc tout le parti et tout le pays qui est affaibli. Une demande de divorce entraîne donc une enquête, à l'issue de laquelle un juge décidera si le divorce est justifié ou non. Et c'est toute cette enquête, menée par le juge Jong Jin-Woo, le véritable personnage principal de ce roman, que l'on suit. Une façon de retracer la vie des époux depuis leur rencontre, mais aussi les pensées que cette enquête suscite chez le juge, tant à propos d'affaires passées qu'au sujet de son propre mariage.

Si les qualités littéraires de ce roman ne m'ont pas convaincue et que l'on sent beaucoup le poids de la rhétorique et de la doctrine du parti dans ce livre, si l'intrigue est cousue de fil blanc et qu'il ne faut pas être un grand devin pour savoir comment tout cela va se finir, j'ai tout de même trouvé cette lecture passionnante. En effet, pour avoir lu quelques romans venant de Corée du Sud ces derniers temps, j'ai été frappée d'y retrouver beaucoup de choses, l'imbrication entre la vie personnelle et la vie sociale est loin d'être propre au communisme. L'importance de la stabilité de la cellule familiale comme garante de l'équilibre social en général m'avait frappée dans d'autres livres situés de l'autre côté de la frontière, par exemple dans le récit graphique [Un matin de ce printemps-là] de Park Kun-woong, où l'on voit, entre autre, comment l'opprobre sociale touche toute une famille (parfois au sens élargi du terme) dès qu'un de ses membres est mis à l'index ou dans le parcours de [[Yi Munyol]], qui a eu beaucoup de mal à trouver sa place dans la société Sud-Coréenne parce que son père était passé au Nord.
Il est difficile, donc, dans ce roman, de démêler les influences communistes des influences culturelles habituelles, et c'est finalement cela qui le rend passionnant, la façon dont on perçoit cette imbrication, dont on peut la toucher du doigt sans pouvoir forcément la mettre facilement en mots. C'est une vision très différente de ce que la littérature que j'ai pu lire de ce pays, le dernier en date étant [La Traversée de Pyongyang] de Marc Nexon, le compte-rendu d'un journaliste passant « incognito » quelques jours dans le pays et, incapable d'en voir quoi que ce soit, ne relatant que le côté secret et fermé de cette société. Ici, nous sommes en plein coeur de la société et nous la voyons bouger et respirer, prise dans ses espoirs et ses contradictions. Si l'intrication entre culture et communisme est intéressante, on la trouve aussi exprimée dans une célébration du passé et des traditions qui m'a beaucoup surprise, comme ces canards mandarins, symboles de fidélité conjugale, brodés sur les oreillers des jeunes mariés alors que la révolution a déjà balayé toutes les féodalités du passé. Pour moi, le communisme rime avec une certaine vision positiviste de l'histoire et de sa marche en avant, qui s'accommode mal d'une célébration du passé. Ce livre a donc remis en cause une vision trop simpliste que je pouvais avoir des pays communistes, et j'en ai beaucoup appris.
Et il est intéressant de voir la rhétorique politique à l'oeuvre ici. Je me suis demandée tout au long du roman si l'auteur y croyait, ou si il récitait une leçon bien apprise… Il y a des fois où l'on a l'impression qu'il peut dire une chose et son contraire, selon ce qui arrange le parti, et toujours au nom de la doctrine. Celle qui veut avancer trop vite et renier ses origines à tort, celui qui veut rester à sa place et ne pas rechercher les honneurs a tort aussi, la bonne attitude est un compromis constant et un équilibre bien instable. Quel travail constant et exténuant de rester toujours ainsi sur la crête de la vague, dans le travail, dans la vie de famille, à chaque instant de sa vie. La pression pour donner le meilleur de soi parce que sinon ce serait comme voler le pays est déjà difficile à supporter par livre interposé, alors j'ai du mal à imaginer ce que c'est que vivre dans une telle société, et encore plus de mal à imaginer comment on peut s'y épanouir.
Avec ce livre qui se doit d'être à la gloire d'un pays et d'un système politique, c'est en fait un immense malaise que j'ai ressenti et une bien étrange expérience de lecture. Je ne peux donc que recommander ce livre à tout lecteur qui aime regarder de l'autre côté de la barrière, car c'est un moment de lecture intéressant, passionnant même, à condition de ne pas s'arrêter à un style un peu poussif (mais n'est-ce pas la rhétorique du parti qui le nécessite) et une histoire cousue de fil blanc (mais on savait tous dès le départ que le parti allait en sortir vainqueur, non?). Un livre des plus intéressants, et il est dommage qu'il n'ait pas été suivi par plus de traductions venues de ce pays, pour nous en offrir une vision plus contrastée, plus riche, plus nuancée et si possible plus juste dans sa diversité et sa complexité.
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