Citations sur Le dépaysement : Voyages en France (37)
Comme à chaque fois que l'on entre sur ce terrain, la menace du voeu pieux se fait sentir et serre de près les phrases comme une mendiante, mais ce que je veux dire, à la fin de ce livre, est simple : c'est qu'il faut sortir l'identité du carcan du national (et de tous les autres carcans, à commencer par ceux des religions) et en faire le principe actif d'un passage disséminé, qui serait celui d'une république à venir. C'est à ce prix seulement, dans l'espace d'une redistribution simple et audacieuse, que la valence nationale (que l'on pourrait définir comme un accord entre les êtres et leur monde) pourra se retrouver, non comme une citadelle ouvrant ses portes à quelques élus, mais comme une aire d'expérimentations
Les queules sont d'anciennes haies tressées, le plus souvent avec des pousses de hêtres. Devenues des arbres et recouvertes d'une mousse d'un vert soutenu, elles ont acquis en vieillissant des formes extraordinaires qui leur viennent de leurs anciens ligaments ; énormes sculptures dans lesquelles la croissance végétale, à la fois contrainte et enivrée, a produit torsions, entrelacements et tressages distendus, les queules que l'on voit au mont Beuvray ne datent que du début du XIX° siècle, mais si leur lointain n'est pas celui du temps de la Gaule, elles y introduisent pourtant comme de parfaits fantômes.
C'est pourquoi, sans doute, j'ai amené la République. À priori on serait en droit de se demander ce qu'elle vient faire là, et pourtant je pense qu'il est requis de la nommer, dans la mesure même où son idée (contiguë à celle de nationalité telle que l'avance Hugo) est celle d'une immense tolérance, d'une immense capacité de liaison, celle d'une fédération des disparités – tout ce qu'elle modère ou régule dans les pulsions centrifuges se retrouvant exalté dans une ardeur centrale conçue comme un foyer. Or, on le voit bien, de cette République-là, qui est celle d'une fondation, rien ne reste qui soit vraiment vivant.
.. à l'Histoire la rivière apporte la contrepartie d'une temporalité plus longue et comme indifférente, avec cette étrangeté qui veut qu'en ayant tout façonné de ce qu'on voit autour d'elle, fabriquant donc le pays, la rivière ou le fleuve ne s'y arrête pas. Voyage filé, rapide ou lent selon les cas, et qui commence à la source, au « pur jailli » hölderlinien, ce qui tombe bien avec la Loue, sa source étant justement le point sombre où déjà tout se noue.
La grande rupture qu'amènera le train, ce n'est pas seulement la réduction des temps de parcours, c'est aussi la permanence du flux – et c'est cette permanence et la possibilité d'envoyer la marchandise partout et à tout moment qui porteront un coup fatal au mécanisme ancien de la foire, mis au point au Moyen-Age, pour lequel il s'agissait de tout amener et si possible tout vendre en une seule fois ; en 1833 par exemple, la ville de Nîmes envoya 324 500 châles à Bordeaux où plus des deux tiers furent vendus. Vingt ans plus tard, les châles étaient ou bien expédiés ou bien vendus à Nîmes où les grossistes venaient désormais en train.
L'effet bout du monde comporte cet accent de non-retour, entre bout du monde et fin du monde un lien se tisse, qui reste vague, qui ne peut pas se tendre, mais cet effilochement même est dans le climax de cet état de choses qu'est le bout du monde - un envoi, mais qui n'a plus de forces, un écho, mais qui aurait perdu sa source.
Le non-lieu.. est un faux concept inutilement disqualifiant, et le haut-lieu, surtout si y souffle l'esprit, se confond avec une logique de classe, plus petite-bourgeoise qu'autre chose, éventée et convenue.
Or il me semble qu'aujourd'hui il est possible de voir les choses tout autrement et de mesurer, par exemple à l'aune d'une cicatrice aussi indélébile que celle des Éparges, la profondeur et la durée de l'imprégnation de cette guerre sur le paysage européen..
Le pays, ce qu'on appelle un pays, qui est ce qu'au fond j'ai essayé d'attraper à travers un artiste supposé l'incarner, en être, en venir, s'en réclamer, peut-être est-ce d'abord dans ces trames secrètes et leurs retours latents qu'il se rend présent et s'entrouvre ; non comme une masse ou une citadelle d'identités et d'acquis, mais comme une formation inachevée, une esquisse – le contraire (mais là je rêve, bien sûr) de tout repli, de toute académie, de tout « patrimoine ».
je me souviens de ma surprise – que le fait de revenir sur les lieux deux ou trois ans plus tard n'a pas diminuée – devant cette frontière non seulement si mince mais en quelque façon si douce. Large d'une dizaine de mètres, parfois un peu plus, parfois un peu moins, la Seille fait glisser une eau abondante et claire dans un lit qui sépare deux « pays » qui se ressemblent et qui sont aussi plats l'un que l'autre. Un enfant pourrait sans difficulté jeter une pierre sur l'autre rive – or d'un côté c'était l'Allemagne et de l'autre la France.