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Critique de henrimesquida


Un zeste de Sartre, une rasade de Camus, une bonne dose d'anecdotes et une longueur en bouche phénoménologique… Sarah Bakewell a mis Saint-Germain-des-Prés dans son shaker pour en tirer un nectar revigorant qui marie à merveille nostalgie, clarté et rigueur.

Publié dans

116
Février 2018
Tags
Sarah Bakewell, Existentialisme, Sartre, Merleau-Ponty, Camus, Husserl, Heidegger

L'existentialisme, passé de mode ? Sartre, Beauvoir et Camus ont beau avoir disparu, on chasse toujours leur fantôme à la terrasse du Café de Flore, armé de perches à selfie. le mot convoque aussi bien des sentences à prononcer d'un air pénétrant du haut de son pull à col roulé – « l'existence précède l'essence » –, que les caves enfumées des clubs de jazz de Saint-Germain-des-Prés ou les yeux cerclés de noir de Juliette Gréco. Pour nous Français, sans parler des Parisiens blasés, c'est presque du folklore. Les universitaires sont passés à autre chose, les anecdotes alimentent les guides touristiques, « et voilà », comme aiment à nous moquer les Anglo-Saxons. C'est justement avec cette admiration teintée d'ironie que l'essayiste britannique Sarah Bakewell s'empare du cliché un rien jauni et affirme sans complexe : « Les idées sont intéressantes, mais les gens le sont bien plus. »

Sur le mode « Il était une fois », elle raconte la frénésie intellectuelle qui agite la France après la Libération et qui fait de l'existentialisme l'étendard de toute une génération avide de liberté. Il y eut bien sûr la célèbre conférence de Sartre donnée en 1945, « L'existentialisme est un humanisme ». La salle trop petite pour la foule, Sartre qu'on entend et voit à peine – il mesurait 1 mètre 53 –, les journalistes tout flash dégainé, les évanouissements… L'histoire est connue. Sarah Bakewell ne se prive pas de cet épisode à la fois légendaire et légèrement ridicule, tout comme elle reprend ce moment d'épiphanie où trois amis découvrent qu'ils peuvent philosopher à partir d'un simple cocktail à l'abricot, ou d'une bière selon les versions. Mais pour l'essayiste, l'anecdotique n'est qu'un tremplin à quelque chose de bien plus excitant que la composition précise d'une boisson : la phénoménologie, le gros mot qui se cache derrière celui, plus poétique et romanesque, d'existentialisme.

La phénoménologie naît dans les années 1920 à Fribourg, ville prisée des skieurs, des randonneurs et des étudiants en philosophie – assez loin des terrasses parisiennes. Derrière ses lunettes rondes et sa barbe bien taillée, Husserl y enseigne une discipline nouvelle qui invite à s'intéresser « aux choses elles-mêmes pour les décrire ». L'idée peut sembler évidente, mais c'est une véritable révolution, les philosophes s'étant jusque-là principalement attelés à définir des choses aussi abstraites que la connaissance, Dieu ou le bien. Désormais, il est permis de penser à partir d'un simple cocktail, des sensations qu'il procure, de l'incidence qu'il a sur le corps et l'esprit. le « phénomène cocktail » est tout aussi digne d'intérêt que l'énigme plus vague de la liberté : voilà qui bouleverse la génération de Sartre. La guerre aidant, cette attention nouvelle au monde implique, selon les têtes, nausée, appétit de vivre, engagement, soit une pensée ancrée dans la vie qui prend en France le nom d'existentialisme.

Sous ses airs faussement badins, la Britannique s'avère une fine lectrice de tous les protagonistes de cette aventure : Husserl, Heidegger – on a rarement lu des pages aussi claires sur « le magicien de Messkirch » –, Kierkegaard, Merleau-Ponty, Jaspers, Patočka. Son récit a ceci d'entraînant qu'il naît d'un enthousiasme sincère, du souvenir de l'adolescente Bakewell sidérée par la lecture de Sartre et bien décidée, à son tour, à devenir existentialiste. Elle écrit sur la philosophie comme on évoque, avec une tendresse et une émotion toujours vives, un amour de jeunesse qui nous aurait transformés à jamais. Et s'il y a bien un phénomène qui ne passera jamais de mode, sur lequel les existentialistes ont d'ailleurs planché, c'est le coup de foudre… (philo magazine)
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