Citations sur Bon à tuer (19)
Un écrivain n’est personne. Ses mots sont plus grands que lui : ils se fixent dans les mémoires et occultent son nom, son visage, tout. Un écrivain dispose de deux moyens pour devenir plus célèbre que ce qu’il a créé : écrire puis mourir de façon éclatante, ou bien tuer de façon éclatante puis écrire.
La troisième voie est rare.
C’est un saut dans le vide, une métamorphose extrême.
La transformation d’un auteur en personnage.
C’était une légende, attendrissante quand on la considérait de loin. Une histoire finement tissée qui avait l’obligation morale de ne pas être vraie. S’il avait été moins fragile, le directeur général aurait balayé du revers de la main la terrible réalité.
Mais il le dit.
— Eux. Les écrivains.
— Ce n’est pas le quoi, c’est le comment. Comment peut-on dire une chose pareille ? Ils ne… Ils ne sont pas prêts. Ils ne sont pas préparés. Ça n’arrive que dans les romans, ces choses-là, ils ne peuvent pas changer de niveau de perception.
— Dionisi, grands dieux, n’employez pas les mêmes mots qu’eux ! s’exclama le directeur général.
L’inspecteur perdit la concentration qui, depuis vingt minutes, lui permettait de garder le visage immobile. Il regarda le directeur général.
— Qui ça, eux ?
Soudain, ils se retrouvèrent face à ce qui avait toujours été là mais qu’ils auraient voulu continuer d’ignorer.
Cela ressemblait à une supplication. Dionisi le regarda, comme si quitter les stores des yeux pour les poser sur les joues molles de son compagnon de fenêtre lui coûtait un effort surhumain.
— On ne peut pas. Il faut parler.
— Alors disons quelque chose, mais pas ça.
L’inspecteur secoua la tête, incertain.
L’éditeur mobilisa un reste de futilité et prononça la phrase qui lui trottait dans la tête depuis un moment :
— Ne disons rien.
Dionisi bougea imperceptiblement, comme s’il avait entendu un bruit lointain.
— Quoi ?
— Ne le disons pas.
Il observa les gens attroupés.
Il regarda les camions de télévision.
La foule se pressait à sa porte, mais ce qui aurait pu représenter un rêve de consécration pour un éditeur était en réalité un désastre. Il se tourna vers l’inspecteur Dionisi, qui lorgnait dans la même direction. Le policier était pâle.
Les journalistes n’attendraient pas longtemps, il fallait dire quelque chose. Il aurait aimé pouvoir compter sur le policier qui se tenait à ses côtés, mais il avait rarement rencontré un individu si peu loquace. Il sentait que cet homme se cachait sous sa carapace de dur à cuire, il supposait même qu’il se sentait coupable de ce qui était arrivé. Ce n’était la faute de personne, bien sûr, pourtant c’était la faute de tout le monde. Son portable vibra dans sa poche, et le fit sursauter. Il ne répondit pas, mais c’était la dernière fois qu’il pouvait se le permettre.
Il avait toujours pris les décisions importantes avec beaucoup de légèreté, mais là, il se sentait déconnecté de cette superficialité.
Outre leur nombre, la seule certitude était la monétisation potentielle de leur présence. Pourtant, le directeur général, qui les épiait derrière ses stores vénitiens, ne pensait pas à l’argent. Froid, rigide, il était incapable d’envisager cette situation trop énorme pour lui, l’Homme Aux Majuscules, lui qui décidait tout : la nature et les dates de publication, le nombre d’exemplaires, les sponsors.
Ils attendaient, silencieux, contenus par les journalistes et les cameramen qui tentaient d’obtenir la meilleure vue de l’entrée. Ils n’avaient pas tous lu les livres de l’homme qui se trouvait à l’intérieur, certains s’empresseraient de le faire.