Elle avait subi une semblable rage, cette pluie de coups de poing, et en étais sortie brisée.
- Le problème n'est pas tant qu'ils m'ont fait du mal, c'est qu'ils se fichent de ma souffrance. Les traces de coups disparaissent, pas la douleur. Évidemment, je me souviens des coups, et c'était l'horreur, mais ce dont je me souviens le mieux, ce sont les moments où je m'isolais dans la salle de bains, devant le miroir, pour essayer de retrouver figure humaine. Ma famille était là, tout près, dans la même maison. Mais je faisais ça toute seule. Ils... ils me laissaient me débrouiller avec ça.
- Plein de gens ? Mais qu'est-ce que tu racontes ? Il n'y a personne ici.
- Les imbéciles qui voient de la beauté dans la tristesse refusent de voir ce qui se cache derrière les apparences, a-t-elle ajouté.
- Pourquoi tu dis ça ? C'est joli, je trouve.
- Non, c'est n'importe quoi. La tristesse n'a rien de beau, ni de profond, ni de poétique. C'est nul. Nul à pleurer.
- Mais je...
- Cette vision des choses permet juste aux gens heureux de se sentir encore plus heureux. Ils s'imaginent qu'il doit être vaguement agréable d'être triste, que ça encourage la créativité ou je ne sais quoi. Quant à ceux qui comparent les larmes aux gouttes de pluie, quels abrutis... Les larmes, les vraies, elles te brulent les yeux. Elles ne s'arrêtent pas sur commande. Et toutes ces photos de filles qui chialent sur internet ? Oh, mon Dieu, c'est tellement esthétique et émouvant ! C'est n'importe quoi. Moi, quand je pleure, mon visage rougit et double de volume. En plus, j'ai le nez qui coule.
- Vous êtes tous les mêmes ! ai-je crié. Vous savez tout mieux que moi, c'est ça ? Toi aussi, tu penses que je suis trop stupide pour prendre mes propres décisions ?
- Me détruire, c'est l'histoire de ma vie, a-t-elle répondu en buttant sur chaque syllabe.
- Ça fait drôle de jouer les touristes dans la ville où l'on vit, a dit Suzanne.
- Je reviendrai toujours à la maison, a répété Suzanne avant de fondre en larmes, là, devant nous, au milieu de la cuisine.
C'est à cet instant que j'ai compris. Sarah ne craignait pas qu'il arrive du mal à Suzanne. Elle redoutait qu'elle ne se fasse du mal.