Citations sur Celui-là est mon frère (45)
Le passé, l'Histoire, la mémoire : l'origine de toute chose contient son propre achèvement.
Souvent je retourne en ces lieux qui, dans ma tête, ont laissé des images, et je reviens à ces images qui, dans mon cœur, ont laissé des griffures.
Surtout il y avait d'autres enfants. Ces gamins efflanqués, incroyablement dégourdis, connaissaient plus de blagues que de prières, savaient les restaurants où le patron laissait manger gratis et comment s'infiltrer dans une salle de cinéma. On les admirait tant ! On aurait aimé être à leur place, grignoter après eux leurs quignons de pain, traîner avec eux dans les usines désaffectées... Eux bien sûr nous méprisaient, nous les gosses de riches, les bien-causants, les proprement vêtus. D'un doigt sur la poitrine, ils nous repoussaient ou nous adressaient des gestes obscènes. On les suivait malgré ça, de loin. On se disait qu'un jour ils nous accepteraient, et que sinon on les ferait jeter en prison.
J'ai un carnet à spirale, un tout petit carnet noir, où je recopie les mots qui me révulsent par leur sens et la réalité qu'ils recouvrent :
Bouc émissaire
Frontière
Fosse
Immoler
Purge
Purification
Néant
...
Des mots qui, s'ils copulent sur trop de lèvres, accouchent d'ignobles enfançons.
Ta mémoire à toi, tes registres personnels, nous n’y avions pas pensé. Tu es devenu instable, refusais de manger, de dormir, de parler d’autre chose que du pouls de cet homme s’affolant sous ta poigne, de sa salive dégoulinant sur tes phalanges. Mille fois par jour tu te lavais les mains. Tu regardais au-dessus de mon épaule, dans le vide. Tu répétais: « Non et non, il ne faut pas, il ne faut pas…
Un matin, tu es parti. Personne ne t’a vu quitter le palais. Tu n’as rien dit, rien emporté, pas même ton chien, pas même moi. Dieu sait que tu m’emmenais toujours avec toi, dans toutes tes errances. Tu es parti pour ne jamais revenir.
Jamais.
En te voyant, j’ai pensé que tu étais revenu pour moi, puis que tu avais vieilli. Je me trompais. Déjà tu souhaitais repartir. Et ce n’était pas tant que tu avais vieilli, tu étais transformé - défiguré, allais-je dire, par la brûlure d’une foi neuve. J’ai aussi cru que je délirais. Mais ton nom susurré par tous ceux qui étaient présents a craquelé le silence. J’ai compris que je n’étais pas le seul à te voir. Que c’était vrai. Que c’était toi.
J'ai eu beaucoup de peine alors, parce que ton serpent avait dévoré le mien et que cela voulait tout dire.
J'ai dû te paraître sentimental. Barbe et coeur trempés de larmes, un salaud pathétique épris de ce qui n'est plus.
Sache que j'ai eu honte.
Plus tard, Wadjat et moi nous sommes battus.
Elle refusait de coucher avec moi, m'en voulait, prétendait faire la grève du sexe comme dans cette fameuse pièce antique. De toute façon, matraquait-elle, de toute façon comment aurais-je pu la satisfaire, moi qui n'étais plus un homme ?
J'étais venu à elle saturé de dépit. Il fallait que j'exerce mon emprise sur une créature. Wadjat était là, parfumée, bien en chair, humide du bain qu'elle venait de prendre, bouleversante de vie. Wadjat simplement était belle. Elle lisait au lit. Ses seins, son ventre et ses cuisses dessinaient sous le drap un paysage ordonnancé. Parce que l'image était trop parfaite, je décidai d'y mettre le chaos.
« Tu es le seul à blâmer. C’est ton pays que tu as laissé pourrir. […] Tu es l’assassin de ton peuple. Les maux qui te frappent sont autant de messages que tu n’arrives pas à décrypter. » (p. 102)