L'École des saveurs

Certaines odeurs étaient pointues comme un claquement de talons hauts sur un parquet de bois dur. D'autres évoquaient la chaleur qui flotte dans l'air à la fin de l'été.

Tu sais, Ian, commenta Antonia, mon père disait toujours que quand on part, on a besoin d'une raison pour quitter et d'une raison pour aller ailleurs. Mais je crois que quelques fois ta raison d'aller ailleurs et si grande, elle te remplit tellement, que tu ne te demande même pas pourquoi tu quittes l'endroit où tu es, tu le fais et c'est tout.

Elle porta le crabe à sa bouche, fermant les yeux une fois de plus pour se couper du reste de la pièce. La chair toucha sa langue et le goût la traversa, riche, plein et complexe, dense comme un long baiser. Elle prit une autre bouchée et son corps fut envahi par un fleuve de gingembre, d'ail, de citron et de vin blanc. Elle resta debout, même après deux autres bouchées, pour sentir le fleuve dérouler ses méandres jusqu'à ses doigts, ses orteils, son ventre et ses reins, faisant fondre tous les morceaux qui la composaient en quelque chose de chaud et de doré. Elle inspira et, dans cet unique moment de tranquillité, sentit qu'elle se rassemblait.

Lentement, Claire rouvrit les yeux.

Le dernier plat avait été lavé ; le sol de la cuisine brillait. Claire et James, qui avaient offert leur aide pour finir de nettoyer, avaient remisé leurs tabliers dans le panier de linge sale et descendaient l'allée, Claire, fatiguée, laissant aller sa tête contre l'épaule de son mari. Lillian se tenait devant le plan de travail en bois. La cuisine sentait le savon et l'eau, l'esprit de camaraderie vibrait encore dans l'air, doublé d'un discret courant de désir, subtil comme le safran, poudreux et comme l'estragon.

Dans le grand faitout bleu, l'eau bouillait doucement et les pommes de terre remuaient avec une résignation tranquille, comme les passagers d'un autobus bondé.

Mais Lillian se mettait aux fourneaux comme d’autres vont prier à l’église, aussi fit-elle ce que nombre de gens font quand ils se trouvent à un moment crucial de leur existence. Ce soir-là, dans la cuisine, entourée des casseroles qu’elle avait accumulées au cours des années, elle conclut un marché :– Si je la libère de l’emprise des livres, je cuisinerai le restant de ma vie. Si je n’y arrive pas, j’abandonnerai pour toujours.Sur ces mots, elle plaça la main au fond de la sauteuse de trente-cinq centimètres de diamètre et jura.

Ian passa le doigt au bord du tiramisu et le porta à sa bouche. La texture était tiède, crémeuse et douce, comme des lèvres s'ouvrant sous les siennes, le goût d'une parfaite imprécision, somptueux et pressant, mystérieux et rassurant. Debout dans la cuisine, Ian attendit Antonia, tous les sens en éveil, vivants, et il pensa que si les étoiles se mettaient soudain à pleuvoir dans sa cuisine en une grande, une somptueuse explosion, il n'en serait pas plus surpris que ça.

... il fouetta les blancs en réglant le batteur sur une vitesse élevée qui envoya des cascades de petites bulles rieuses contre les parois du bol ; elles se multiplièrent et constituèrent une mousse blanche qui gonfla, monta, puis retomba en formant des motifs et des crêtes, dessinant dans le sillage des fouets un réseau complexe de lignes pareilles aux nervures d'une feuille d'arbre.

La polenta était un chaudron de soleil, de l'or vif contre le noir de la marmite. Carl la remuait avec une grande cuillère en bois percée d'un trou, tandis que Tom y égrenait des petits morceaux de fromage qui traçaient des queues de comètes blanches en fondant dans la masse jaune en mouvement.

A chaque bouchée, on sentait d'abord fondre le biscuit, puis le glaçage, l'un après l'autre, comme des amants qui se laissent tomber sur un lit.