J'ai vu les machoires soudées des hommes qui ne voulaient pas céder, j'ai vu la colère déformer le visage des gens que je croyais connaitre, j'ai entendu les bombes qui explosaient à Oran, j'ai respiré jusqu'à l'écoeurement l'odeur fétide du sang répandu
oui
et pourtant je suis restée là ou mon père et ma mère m'avaient fait naitre
Comprenez-vous mes filles ?
Oui, qu'elle s'excuse pour avoir essayé de m'étrangler, et pour avoir jeté les de Saint-André à la porte de l'Algérie, et pour leur avoir fait tellement de mal qu'ils n'arrivent plus à trouver le repos.
Livre-t-on six cent cinquante-trois hectares aux appétits d'un ogre ? Ce n'est pas à l'ogre qu'il faut poser la question.
Saint-Gabriel (France)
C’était notre terre
Quand je dis que c’était notre terre, je veux dire que nous de l’avions pas volée, que nous en avions rêvé au temps de nos ancêtres, et que l’Etat français nous avait permis de concrétiser nos rêves en nous vendant une bouchée de pain six cent cinquante-trois hectares de bonne terre africaine
…
p. 9
« ... la terre sur laquelle il était assis n'était plus la terre qu'il avait connue, qu'en y plongeant la main, il y découvrirait les nappes de sang coagulé d'un bon million de morts. »
« C'est dans le sang de ta grand-mère et celui de ses assassins que Montaigne s'est construit, et c'est dans le sang des colons et celui des Arabes que l'Algérie est devenue française, pas autrement, alors c'est dans ce sang toujours prêt à couler qu'il fallait vous tenir pour garder le pays
mais le sang a coulé, Jules...
- Pas suffisamment"
Papa, de quoi te souviens tu dans ton cercueil en bois de chêne?
Oui, en bois de chêne, j'ai vu ça au premier coup d'oeil
pas de sapin pour ton corps bouffi d'alcool, non, notre mère malgré la haine qu'elle te porte ne l'aurait pas permis, pour ton corps de mauvais père et de mauvais mari du beau chêne épais, noble, sculpté, du chêne de colon fier de sa réussite
J'ai vu ça au premier coup d'oeil
tu as les mains sur le ventre, les jambes bien alignées l'une contre l'autre, des chaussures anglaises aux pieds, ton costume de paon satisfait, il ne manque que la Légion d'honneur qu'on a oublié volontairement ou involontairement de fixer sur ton jabot, tu es parfumé, rasé, coiffé, tu n'es pas beau ni impressionnant à regarder, tu es un paon, tu étais un paon sur tes terres de colon et tu es encore un paon dans ton cercueil
j'ai vu ça au premier coup d'oeil
alors pourquoi te souviendrais tu de notre chaise à histoires? vu que tu ne t'es pas assis une seule dois dessus pour remplacer la voix ténébreuse de Fatima, vu que tu avais bien d'autres choses à faire que de lire des histoires à dormir debout aux trois enfants qui portaient ton nom de paon
que je te détestais, papa, et que je te déteste encore
il faut m'excuser, un père qui n'a servi à rien ne peut pas s'attendre à être aimé
Tu t'étais juré de ne jamais avoir d'enfants, et de vivre à Montaigne autant de temps que mon père et ma mère voudraient de toi, préférant aux chameaux les trois enfants de tes patrons que tu avais nourris et aidés à grandir, offrant la douceur musquée de ton corps à leurs chagrins, tes joues tatouées à leurs baisers, ta patience à leurs colères d'enfants gâtés, Antoine, Marie Claire et puis moi la dernière, l'accident comme disait ma mère, qui ai tout appris de toi, Fatima, appris à marcher, appris à manger, appris à parlers, ca ma mère était lassée des enfants, deux avaient suffi à sa peine.
Ca fait beaucoup de sueur, de fatigue et de larmes, beaucoup de malheur et pas assez de joie, mais pour rien au monde je n'aurais voulu naître ailleurs.