Le temps paraissait s’amuser de nous en se faisant de plus en plus long. À intervalles réguliers, nous parvenait venant de loin le beuglement d’une vache, finalement accompagné par le chant des coqs. La vie extérieure reprenait comme si rien ne devait jamais en changer le cours. Lentement, la buée reprenait possession de ma vitre en même temps que je m’arrachais à mes pensées. Je me retournai alors face aux habitants du manoir. Ils n’avaient pas bougé de place. Leurs dos voûtés, leurs yeux toujours fixés sur le tapis usé, donnaient l’impression qu’ils supportaient un poids énorme. Ne sachant plus que faire, ni à qui parler, je me dirigeai vers le petit buffet-bar et me servis un verre sans même choisir la bouteille. C’était de la gnôle.
Ce fut d’abord l’angle du toit qui m’apparut. Ce bout de maison ardoisée se détachant sur le ciel pâle dégageait une indéfinissable impression de malaise. Je n’en continuais pas moins à escalader le dur sentier jusqu’au sommet, et je pus voir alors se dresser devant moi, dans toute sa tristesse, le manoir de La Grande Bauche.
S’il m’avait seulement parlé de ce frère jumeau ! Au fait, pourquoi étaient-ils en désaccord ?
— Pour la simple raison, que si leurs traits étaient identiques, leurs caractères par contre étaient diamétralement opposés. L’un était un parfait honnête homme tandis que l’autre était une vulgaire fripouille, depuis longtemps interdit dans son propre pays en même temps que déchu de tous ses droits civiques. Ne pouvant plus prétendre de ce fait à l’héritage, il avait compté sur son extrême ressemblance avec son frère pour se faire passer pour lui, le temps de s’approprier le trésor avant de filer ensuite vers des pays lointains.
L’enchantement était rompu. Nous passâmes au salon. Les alcools largement distribués ne parvinrent pas à dissiper le malaise qui persistait.
Tout le monde sait dans la région, que, au début des pluies, toute trace de pas reste incrustée dans la glaise pendant tout l’hiver. Les pluies n’ont commencé que depuis deux jours, je vous demande donc de me dire, puisque nous n’avons retrouvé que nos propres traces, comment la jeune femme, soit enlevée, ou soit encore, partie d’elle-même sous l’effet du choc, aurait pu quitter cette maison !
Les gens d’ici disent une chose très jolie : « Le froid du marais est un froid qui déshabille ! »