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Critique de jean-claudelebrun3


Paru en 2022 chez Perrin, « Hiver 1812, Retraite de Russie », l'admirable récit romanesque de Michel Bernard sur l'inattendue débandade d'une armée impériale qui avait auparavant mis l'Europe à genou, se trouve aujourd'hui édité en format de poche. L'occasion, pour peu qu'on ait manqué ce livre de référence, de se plonger dans ce qui se fait à peu près de mieux aujourd'hui en matière de roman à forte charge historique
Du même auteur, l'on se souvient d'autres textes superbes et captivants. Comme, par exemple, le bouleversant « Deux remords de Claude Monet » (2018) ou encore « La Tranchée de Calonne » (2018), « Pour Genevoix » (2019), « le Bon Coeur » (2020), « le Bon sens » (2022), « Les Bourgeois de Calais » (2023). A chaque fois l'on était saisi par l'heureuse combinaison d'une exceptionnelle documentation historique, d'une impressionnante érudition et d'un sens supérieur de l'orchestration romanesque. L'écrivain lorrain, né en 1958 à Bar-le-Duc, trouve une inspiration manifeste dans sa région d'origine, quand il évoque les 25 kilomètres de la route forestière reliant Hattonchâtel à Verdun, la tranchée de Calonne, haut-lieu de la Grande guerre, ou quand il restitue l'équipée de Jeanne d'Arc puis fouille les minutes de son procès. Mais il ne cesse pour autant d'explorer dans d'autres livres, avec une semblable minutie, le geste de grands créateurs tels Monet, Genevoix ou Rodin. Sans compter l'intérêt qu'il porte à l'histoire de la France, dont témoignent, outre cet « Hiver 1812 », « le Corps de la France » (2010) sur l'exode de 1940, et « Hiver 1814 » (2021) sur la campagne de France et le crépuscule de l'Empire. Si Michel Bernard n'encombre pas la scène médiatique, il se présente bel et bien comme l'un des tout meilleurs écrivains actuels, par l'ambition et l'ampleur de ses sujets comme par la qualité de sa plume. « Hiver 1812 » en offre une nouvelle admirable démonstration.
Nous voici donc le 15 septembre 1812 à Moscou. Ce jour-là « l'immense métropole entre Europe et Asie, l'ancienne capitale des tsars, le vieux coeur de la Russie partait en fumée. » Napoléon, tout juste arrivé la veille, n'a pas eu le temps de célébrer cette nouvelle et prestigieuse conquête qu'il va lui falloir tourner casaque et opérer ce qu'il imagine n'être qu'un repli tactique. Car pour lui il n'est pas douteux que l'embrasement général de la ville relève d'une logique suicidaire. On n'apprend pas la stratégie de la terre brûlée dans les caisses à sable des écoles d'état-major, encore moins à l'école militaire préparatoire de Brienne, où le jeune Bonaparte avait passé cinq années. D'entrée de jeu, en trois pages fulgurantes, Michel Bernard plonge dans la fournaise. Il montre aussi dès l'entame l'incapacité de l'Empereur à mesurer la portée véritable de ce que se joue sous ses yeux. Pour celui-ci le feu mis à la ville relève davantage de la barbarie de peuplades du fin fond de l'Europe que d'une stratégie mûrement raisonnée : « Des primitifs, voilà ce qu'étaient ces Russes, des Scythes retombés dans les rites du culte païen : le feu purificateur et le sacrifice ! » Deux mois plus tard ce qui ne sera plus, en pleine déroute, que l'ombre de la Grande Armée franchira une rivière dont le nom est devenu depuis lors synonyme de défaite totale, la Bérézina. Même si la bataille du 26 au 29 novembre pour contenir les troupes d'Alexandre 1er sur la rive orientale se solda par une victoire et permit aux survivants de poursuivre vers l'ouest. C'est que la retraite de Russie avait depuis longtemps tourné à la catastrophe. « Hiver 1812 » en donne à voir et ressentir l'étendue, usant de plans larges mais plus encore d'époustouflantes vues rapprochées, à hauteur d'homme, au long d'un suffoquant travelling de plus de six cents kilomètres, la distance qui sépare Moscou de Borissov, la cité biélorusse où le génie avait mis en place deux ponts flottants sur les eaux glacées. L'on voit ici se déployer l'hallucinant tableau d'une déroute jamais envisagée.
La Grande Armée littéralement paralysée par la précocité de l'impitoyable hiver russe. Les chevaux qui tombent en masse et qu'on abat, fournissant le peu de viande dont on peut aussitôt se nourrir. Les essaims de cosaques qui ne cessent pas de harceler la longue colonne hétéroclite et dépenaillée. L'hécatombe de soldats russes aussitôt remplacés. Les hommes qui s'allongent pour ne plus se relever. L'incroyable bric-à-brac qui jonche le chemin de la retraite, témoignant de l'ampleur des mises à sac… de tout cela des survivants feront le récit au cours du XIXe siècle. Michel Bernard aujourd'hui s'inspire de leurs différents témoignages pour écrire sous nos yeux le saisissant journal de marche qu'ensemble ils lui permettent de composer. Parmi eux le sergent Bourgogne et ses fameuses « Mémoires », le général Griois, Armand de Caulaincourt, grand écuyer et confident de Napoléon, sans omettre un jeune commissaire des guerres de 29 ans qui entretient une correspondance suivie avec la France et porte encore le patronyme d'Henri Beyle… En tout douze personnes, une femme et onze hommes, dont les récits alimentent l'écriture romanesque, dont la présence comme personnages de cet « Hiver 1812 » donne à ce roman virtuose sa formidable épaisseur humaine.
L'on connaît les chiffres : 700.000 hommes mobilisés pour la campagne de Russie, 20.000 rescapés. de ce carnage l'écrivain a donc tiré une oeuvre forte, qui en même temps bouleverse, laisse admiratif et invite à la réflexion. Quelque chose comme l'essence profonde de la littérature.

Lien : https://jclebrun.eu/blog/
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