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Critique de Erik35


CYNIQUE, MOI ? JAMAIS !


Des épigrammes, certes. Mais qu'est-ce donc que cette chose-là ? le plus simple est d'aller voir ce qu'en dit Mme Larousse :
"Chez les Anciens, courte inscription gravée sur un monument.
Courte pièce de vers d'intention satirique qui se termine par un trait piquant."

Satirique, cynique, ces aphorisme d'un genre très ancien le sont bien plus que ce que l'on entend habituellement par "aphorisme", même si la forme, le plus souvent lapidaire, s'en rapproche. L'antique Martial ou le poète français Clément Marot en commirent jadis. Mais ils ne furent pas les seuls, la preuve.

Sur la satire, l'humour mordant, noir souvent, et donc cynique plus souvent qu'à son tour, Ambrose Bierce en connaissait un rayon. Il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir son ouvrage sans aucun doute le plus fameux, "Le dictionnaire du diable". C'est donc sur ce mode plein de malice que Bierce nous propose, une fois encore, certaines de ses plus vives, de ses plus insolentes et salvatrices observations.

Tour à tour philosophe : «Quand vous êtes perdus dans une forêt, redescendez toujours. Quand vous êtes perdu dans une philosophie ou une doctrine, allez vers le haut.», phallocrate (quoique fort souvent à double tranchent pour la mâle engeance) :«Quand Dieu crée une belle femme, le diable ouvre un nouveau registre.», parfois féroce avec certains représentants de la race humaine :«Entretenez-la tête, et le coeur prendra soin de lui ; un pendard est quelqu'un qui ne sait pas comment penser.», d'autres fois franchement misanthrope :«Chrétiens et chameaux accueillent leur fardeaux à genoux» ou anarchiste :«La seule distinction que récompense la démocratie est un haut degré de conformité". Il règle aussi régulièrement ses comptes avec les gendelettres et autres critiques, ainsi n'hésite-t-il pas à affirmer, d'une part qu'«un auteur populaire est quelqu'un qui écrit ce que pense le peuple. [tandis que] le génie les invite à penser autre chose.» alors qu'il estime, par ailleurs que «si vous voulez un livre parfait, il n'y a qu'une seule solution : écrivez-le» !

Le rire - ou, pour le moins, les sourires un rien pincés mais toutefois amusés - ne sont jamais très loin, pour qui apprécie l'humour acide : «Les injures sont permises dans le cas d'un mari entêté :« la meilleure façon de faire avancer un cheval récalcitrant est sans doute de lui mordre les oreilles» et la moque rie n'en est que plus réjouissante lorsqu'il s'en prend à nos petits travers, à notre bêtise, à notre crédulité : «Une patte de lapin peut vous porter chance, mais elle ne l'a pas portée au lapin.».

On le voit, Ambrose Bierce en a un peu pour tout le monde, après tout le monde, et sans doute pour lui même, qui réfléchi à ce qu'est l'âge, la vieillesse la mort prochaine, à la sagesse qu'elle est censée procurer - n'oublions pas qu'il a déjà soixante-neuf ans lorsque paraissent ces aphorismes. Deux ou trois ans (sic !) seulement avant sa mort aussi impossible à dater qu'à situer ni à expliquer - et de songer que «la sagesse est une connaissance particulière en sus de tout ce qui est connu.»

Cet esprit sardonique et pourfendeur des grandeurs et misères de l'humanité n'a donc pas fini de nous interroger, de nous remuer, de la toute-puissance de sa pensée cynique, souvent cruelle, mais qui tombe pourtant si souvent juste. On n'est pas si éloigné de notre Voltaire mais on peut trouver trace de cet réflexion vive et terrible chez des Alphonse Allais ou, plus proche encore, chez un Pierre Desproges dans ses meilleurs moments, et même si la volonté chez celui qui fut parfois surnommé "Bitter Bierce" (NB : "Bierce l'amer") est moins de faire rire que de fustiger son semblable, il s'y prend fort bien pour tirer de son lecteur quelque rictus entendu :«C'est vrai que l'homme ne connaît pas la femme. Mais la femme non plus.».

Et peut-être songeait-il encore aux horreurs de la guerre civile américaine, la plus meurtrière que les USA ont jamais connu de toute leur histoire, souvent considérée, par ailleurs, comme la première guerre "moderne" du genre humain, à l'instar de "notre" guerre franco-prussienne de 1870, et qui l'accompagnèrent tout au long de sa vie, lui qui s'engagea à dix-neuf ans du côté yankee et devint même lieutenant avant d'être grièvement blessé, oui! sans doute y songeait-il, plusieurs décennies plus tard lorsqu'il rédigea cette manière de fabliau drolatique mais grinçant, emprunt d'une étrange poésie et d'une terrible philosophie :

«Où vas-tu ? demanda l'ange.
- Je ne sais pas.
- Et d'où viens-tu ?
- Je ne sais pas.
- Mais qui es-tu ?
- Je ne sais pas.
- Alors tu es l'Homme. Veille à ne pas te retourner, pour ne pas repasser par là d'où tu es venu.»

Lucide, féroce, amer, cynique, méchant, grincheux, sans concession, etc : tous ces qualificatifs collent indéniablement à notre penseur, pourtant, un ou deux autres nous viennent systématiquement lorsqu'il nous prend l'envie de reprendre encore un peu le fil de sa lecture : indispensable et réjouissant !

De fait, nous ne résistons pas à l'envie d'en délivrer une dernière "pour la route" : «Si vous voulez passer pour grand auprès de vos contemporains, ne le soyez pas beaucoup plus qu'eux.»
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