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Critique de Creisifiction


Grand ami et complice de Borges, avec qui il publiera des recueils de contes et de nouvelles sous le pseudonyme de H. Bustos Domecq, Adolfo Bioy Casares signe un roman emblématique, considéré à la fois comme un des chefs-d'oeuvre majeurs de la littérature fantastique sud-américaine du XXème siècle et, au même titre que «Fictions » et « L'Aleph » de Borges, parus eux-aussi dans les années 40, comme étant l'un des précurseurs du mouvement que les literary studies américaines , les premières, consacreraient une dizaine d'années après sous l'appellation de «réalisme magique».
Oeuvre que la critique et le public ont pris l'habitude de situer dans une sorte de confluence entre le thriller policier et la nouvelle fantastique, c'est surtout, à mon sens, en tant que conte métaphysique aux accents borgésiens, justement, que L'INVENTION DE MOREL excelle. Dans sa préface à la première édition, Borges la qualifiera d'ailleurs «d'oeuvre d'imagination raisonnée». S'il identifie dans certains des éléments choisis par Bioy Casares, thème et décor (invention technique, milieu insulaire) ou dans le titre (Morel/Moreau), des échos renvoyant à un courant littéraire fantastique et policier anglo-saxon qui par ailleurs n'avait jusqu'alors exercé quasiment aucune influence importante sur la littéraire de langue espagnole, Borges conclura toutefois en affirmant que son ami « acclimate sur nos terres et dans notre langue un genre nouveau». «Imagination raisonnée » = raison et imagination = réalisme et magie : réalisme magique!
Dans ses Mémoires, publiées en 1994, Adolfo Bioy Casares déclare que «s'il devait choisir un endroit pour attendre la fin du monde, ce serait une salle de cinéma». L'INVENTION DE MOREL est un récit qui paraît ouvertement dominé par la vision, par les surfaces de projection que la vue ouvre à l'imagination, un roman hanté par la scopophilie et par les phantasmes de possession de l'autre par le regard, animé par les jeux imaginaires du montrer-cacher et du voir-être vu. La narration se déploie d'ailleurs à la manière de miroirs à triple battants, reflétant sans issue et distordant une réalité essentiellement multiplex, sur le fond insaisissable et condamnée à n'être jamais qu'entraperçue, aussi bien par le lecteur que par son personnage-narrateur lui-même : Où sommes-nous exactement? Cette île, qu'est-elle au juste ? Existe-t-elle au moins ? Et cet homme fuyant soi-disant une condamnation à vie, suite «à une erreur de justice irréparable», ne serait-il tout simplement en train d'échafauder un délire paranoïaque ? Sinon, qui aurait pu faire construire, et dans quel but, ces curieux bâtiments qu'il décrit (Piscine, Chapelle, Musée), à l'architecture minimaliste et onirique tels des décors de tableaux d'un de Chirico, seuls vestiges humains dans cette île autrement déserte? Et surtout, qui se cache derrière cet étrange groupe de personnages surgis de nulle part menés par un certain Morel, qu'il voit un beau matin occuper les bâtiments et sillonner l'île, l'obligeant alors à se cacher dans les terres basses et à les guetter inlassablement au cours de leurs étranges allées et venues...
Au fur et à mesure que l'intrigue se développe, Bioy Casares se révélera non seulement un conteur très doué, affûté, sachant parfaitement accrocher et tenir son lecteur en haleine à l'aide d'une trame construite à la Poe, mais aussi un formidable prestidigitateur, à l'image de son grand copain argentin susnommé. En superposant les points de vue spatio-temporels, en plaçant son lecteur, comme son personnage, en position de spectateurs placés provisoirement à l'entrée de la caverne de Platon, il finira par entraîner tous les deux dans l'illusion qu'essence et existence, esprit et matière, finitude et immortalité pourraient un jour ne plus s'opposer radicalement, pourraient se rapprocher, se réconcilier, se fondre dans un seul et même espace-temps, perpétuellement réunis, si au moins nous avions les moyens de...
« Il n'est pas impossible que toute absence ne soit, en définitive que spatiale. D'une façon ou d'une autre, l'image, le contact, la voix de ceux qui ne vivent plus doivent demeurer quelque part. Rien ne se perd »
En refermant L'INVENTION DE MOREL, le lecteur pourrait légitimement se demander si un jour l'humanité réussira à aller encore plus loin que ce nouveau-démiurge de Morel, inventé par Bioy Casares. Car depuis la publication du roman, en 1940, les moyens se sont énormément accrus, de nos jours les réalisations techniques sont stupéfiantes, cumulatives et rapidement applicables (la croissance de l'IA, dit-on, doublerait apparemment tous les dix-huit mois !) : hologrammes, réalité virtuelle, transhumanisme...Le fantastique tend à devenir chaque jour moins fantastique..!
Plus mesuré pour autant ?
« Et un jour on inventera un appareil plus complet. Ce que nous pensons et sentons durant la vie (...) sera comme un alphabet grâce auquel l'image continuera à tout comprendre (comme nous pouvons, avec les lettres de l'alphabet, comprendre et composer tous les mots). Alors la vie deviendra un dépôt de la mort. Mais même à ce moment-là l'image ne vivra pas ; elle n'aura pas connaissance d'objets essentiellement nouveaux. Elle connaîtra seulement tout ce qu'elle a senti ou pensé, ou les combinaisons ultérieures de ce qu'elle a senti ou pensé »
L'INVENTION DE MOREL reste néanmoins, rassurez-vous, avant tout un bon moment de lecture, une histoire bien tournée et captivante, dans laquelle on se laisse embarquer avec curiosité et plaisir. Et beaucoup plus, si affinités..!
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