AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Diabolau


C'est en lisant "C'est la guerre" de Stéphane Audoin-Rouzeau, cet été, que j'ai vu de nombreuses références à cet ouvrage de Marc Bloch dont je n'avais, je le confesse, jamais entendu parler. L'acuité des citations qu'Audoin-Rouzeau en tirait m'avait convaincu de le lire, ce que je viens donc de faire, qui plus est pour la modique somme de 0 € puisque cet ouvrage est maintenant dans le domaine public (merci la liseuse).
Marc Bloch, historien de renom, a fait toute la première guerre mondiale en tant qu'officier d'infanterie, avant de rempiler à sa demande en 1940, à l'âge de 52 ans, ce qui faisait de lui alors le plus vieux capitaine de l'armée française. Pendant ces quelques semaines de débâcle, il a fréquenté de près l'état-major de la première armée, c'est dire s'il constitue un témoin de premier choix.
D'abord embauché en tant qu'agent de liaison avec les Anglais, puisqu'il maniait la langue de Shakespeare, il s'est rendu compte qu'ils étaient trois à faire le même travail, il a donc été transféré en tant que responsable de l'approvisionnement en essence, tout en n'ayant, de son propre aveu, aucun rudiment en logistique, et s'il a appris très vite, il priait tout de même pour qu'Hitler n'attaque pas tout de suite – en même temps, ce n'est pas comme si l'essence était importante, hein, non plus !
Voilà, le ton est donné. Dans un patient et lumineux réquisitoire, Bloch raconte les incuries qu'il a subies à titre personnel, mais surtout décrit les impérities qu'il a vues et entendues tout autour de lui durant les semaines de la débâcle. Autant le dire tout de suite, c'est accablant. de la nullité et du défaitisme des officiers d'état-major au manque de combativité des grades inférieurs, de la division sociologique de l'armée (entre les pacifistes internationalistes syndicalistes d'un côté qui ne font pas la différence entre le meurtre et la légitime défense, et la grande bourgeoisie d'autre part, qui ne pardonne pas le front populaire de 1936), de l'impréparation et de la courte-vue de l'entre-deux guerres au manque de réactivité face aux évènements et à notre incapacité à collaborer efficacement avec des alliés, tout le monde en prend pour son grade.
Je n'ai pas pu m'empêcher de repenser à l'insulte que nous adressaient les Américains en 2003 lorsqu'ils furent vexés que les Français ne les suivent pas en Irak : "surrenderers monkeys"... singes capitulards.
Si, sur l'ensemble de l'Histoire, il ne faut pas sombrer dans le "french army bashing" à courte vue, et se souvenir par exemple que, contrairement à une idée reçue, la proportion de victoires-défaites contre les Anglais est de 60-40 en faveur de la France, il faut avouer que l'on n'a jamais mieux mérité ce sobriquet que durant ces tristes mois de mai et juin 1940 (en dépit de la résistance opiniâtre de certains éléments de l'armée qu'il ne convient pas d'insulter).
Dès lors, je me pose la question sur le titre "L'étrange défaite". Ce livre ayant été édité à titre posthume, après que Bloch fût fusillé pour résistance en 1944 – il nous est d'ailleurs parvenu presque par miracle, après avoir été enterré dans son jardin. Je me dis que le titre n'est forcément pas de lui, car à sa lecture, on conçoit cette défaite comme tout sauf "étrange".
C'est vraiment un très grand livre. Celui d'un analyste à l'intelligence acérée, celui d'un patriote au sens noble du terme, qui ne méprise aucune frange de la société, celui de quelqu'un capable d'élever le débat au niveau philosophique, celui d'un visionnaire. Un très grand bonhomme.
Pour moi, dans la catégorie "essais", c'est la lecture de l'année, et même peut-être de ces dix dernières années, et s'il n'est pas d'un abord facile pour les ados ou les personnes peu lettrées, chacun devrait s'y confronter dès qu'il a acquis le bagage nécessaire.
Pour enfoncer le clou, la version que j'ai lue comportait 6 articles supplémentaires écrits pour la plupart en 1943, un an avant sa mort. En tant que prof, mon attention a été attirée par le dernier des 6. Voyant la victoire se profiler, Bloch y exprime sa vision des réformes nécessaires pour l'éducation nationale après guerre, en particulier au niveau secondaire et universitaire. Cruel constat : bientôt 80 ans après, quasiment aucune de ses préconisations n'a été prise en compte (suppression des examens incessants transformant les jeunes en singes savants, fin de l'hyperspécialisation des écoles et des diplômes, suppression de certaines grandes écoles, décloisonnement des universités, retour à un enseignement général plus pragmatique pour éviter l'ennui, et j'en passe...)
Ce n'est même pas une intuition, c'est une certitude que j'ai, après 25 ans de carrière : si on l'avait écouté, nous n'en serions pas là, à présent, avec des hémorragies de décrocheurs, d'écoles alternatives, d'instruction en famille, des diplômes inutiles, des examens coûteux et sans valeur, des "bullshit cursus" menant tout droit à des "bullshit jobs"... et à un niveau général moyen toujours plus désastreux d'année en année.
Commenter  J’apprécie          184



Ont apprécié cette critique (14)voir plus




{* *}