Être privés de récréation nous semblait aller de soi. On portait une étoile jaune parce qu'on était juifs et on nous punissait parce que c'était comme ça que les choses devaient se passer. On ne se disait même pas que ce n'était pas normal.
(En fait, ce n'est pas une punition, l'instituteur fait rester les deux garçons pendant la récréation pour leur faire cadeau d'un livre : c'est le premier jour d'école de port obligatoire de l'étoile jaune, le 8 Juin 1942.)
Si tu le vois consacrer son temps au classement de ses papiers, de ses écrits, si tu le vois dater et ranger d'anciennes photographies de famille, et s'il le fait de la manière la plus consciencieuse possible, de la manière la plus précise possible, alors il y a lieu de s'inquiéter : dans sa volonté de faire survivre qulque chose et de laisser quelque chose et de laisser quelques signes, il faut simplement voir la présence de la mort qu'inconsciemment peut-être il a appelée.
Au début toujours. Avec le plus petit. Il refusait de manger de la nourriture chaude. Un jour, Louba a installé l'enfant sur ses genoux. Elle a pris une cuillère de soupe, a soufflé dessus, goûté, et l'enfant a mangé. Il avait reconnu un geste familier.
Elle m'a raconté qu'un petit oiseau était tombé de son nid et qu'il était mort et que les petits avaient fait au pied du marronnier un trou pour l'enterrer. Peut-être que le nid n'était pas assez solide ou pas assez bien fait, ou peut-être qu'il avait plu trop longtemps ou trop fort et que le nid n'a pas résisté. Et qu'un enfant voulait mettre une croix sur la petite tombe mais que les autres ont dit qu'un oiseau c'est pas forcément catholique alors ils ont hésité parce que c'est pas juif non plus un oiseau et que pourtant il fallait bien mettre quelque chose pour retrouver l'endroit et savoir que c'est là que se trouve le petit oiseau mort.
Un rire provoqué par un rêve, ce moment de bonheur malgré soi, c'est exactement le contraire d'un enfant qui pleure seul. L'enfant qui pleure seul pleure seulement pour lui. Lorsqu'un enfant se fait mal, en tombant par exemple, souvent il retient ses larmes. Il se relève et court chercher un être rassurant pour pleurer enfin et épancher son chagrin. Cet enfnat on peut le consoler. Il est venu pour ça. Mais l'enfant qui pleure pour lui, pour lui seul, il n'a personne pour le consoler. Il ne compte sur personne. C'est ce que je redoute le plus. Venant d'un enfant, c'est un acte que j'ai toujours ressenti comme proche d'un suicide, comme quand on se suicide sans laisser un mot. Un enfant ne laisse pas de mot. Il ne laisse que son souvenir. Il n'y a que les adultes qui, quelquefois, laissent un mot.
Pouvions-nous comprendre? Comprendre que si les points à relier étaient toujours à la même place, c'est qu'ils racontaient toujours la même histoire? Ce que Laura avait dessiné avec la même régularité, ce n'étaient pas de simples points sur une feuille de papier. Mais une carte de l'Europe de l'Est qui évoquait des noms de lieux de "fin de voyage". Et si les points à relier ne portaient pas de numéros, c'est que leur ordre n'avait strictement aucune importance. On pouvait tracer la ligne dans n'importe quel sens, on retrouvait toujours la même histoire dont il fallait bien faire quelque chose.
Une histoire qui maintenant, et pour longtemps certainement, était en eux. Une histoire à laquelle ils s'accrochaient, contre laquelle ils se cognaient et dans laquelle ils ne cessaient de se rencontrer.
« Encore une chose, Joseph. Un jour ici, il y longtemps, j'ai engueulé un garçon. Je ne sais même plus pourquoi. Instinctivement, il a levé son bras pour se protéger. Ce jour-là, j'en ai plus appris que ce qu'on peut apprendre dans tes livres d'éducation. »
Après quoi, Boris n'a plus regardé personne. Il a seulement repris sa bouteille et s'est versé un autre verre.