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Citations sur Autopsie des ombres (4)

Chaque matin – et c’est comme un rituel pressuré d’attentes intranquilles – tu cours dans la ville, le long de ses artères désertes et enneigées (au sol crépitent mille cristaux d’insectes broyés par tes bottes de combat, les caniveaux verglacés craquent comme des vertèbres), tu cours et ton souffle, avec constance, expire dans l’atmosphère embuée, lourde encore de gel nocturne, de minuscules nuages gris, tandis que de rauques rafales de vent s’engouffrent dans les bâtiments dévastés, que leur cortège strident exhale ses remugles de honte séculaire et de vieilles rancunes recuites, tu cours, le fusil-mitrailleur en bandoulière, l’esprit encore gros de tes rêves, et chaque matin la ville n’est plus encore tout à fait la même que le jour précédent, se décharnant, se desquamant toujours plus, abandonnant sa peau aux blessures de l’aube, réduisant sa topographie à sa plus simple expression (en attente de son autopsie, de sa nouvelle mue, de ce moment futur, inévitable, qui programmera son amnésie, laissant affleurer en surface de son derme quelques stigmates à l’édification de notre fausse conscience).
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Il démarre le véhicule, roule une petite heure encore, dans la vallée, le long du fleuve où les tours de refroidissement des réacteurs de centrales nucléaires sont comme des balises, mais bientôt il finit par quitter l’autoroute, et ce sont les pales immobiles des éoliennes qui maintenant ponctuent le paysage. Il roule sur une nationale, et très vite, il emprunte une départementale, régulièrement interrompue par une série de ronds-points qui mènent à des centres commerciaux spécialisés en tapis, chaussures, accessoires d’automobiles ou matériel agricole ; il longe une déchetterie, un cimetière pour chiens, pénètre dans les faubourgs d’une petite ville, passe sous trois banderoles : la première annonce une « Fête des fleurs vivaces » dans un village voisin, la deuxième une « Fête du pain » dans un autre endroit et la troisième une « Fête des confitures » dans un lieu qu’il n’a pas pu identifier. Il franchit encore un rond-point, au centre duquel sont installées plusieurs brouettes multicolores, les bras dirigés vers le ciel et arrive enfin dans le « centre historique » – comme l’indique un panneau – où il gare difficilement la voiture ; il se dirige vers un secteur piétonnier et remonte une ruelle pavée de petits galets, restaurée avec soin, dans un goût médiéval – apparemment, l’artère commerciale de la ville, si l’on se fie à ses oriflammes, ou plutôt, ses effigies. Elle débouche sur une petite place où il s’installe à la terrasse d’un café. Il commande un noir, sans sucre, et deux croissants, sort une cigarette, et regarde le donjon, ou la tour, aux pierres proprement rejointoyées – certainement médiévale, elle aussi – qui lui fait face.
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Ta génération n’avait plus d’ennemi. Libérée du poids des crimes, des servitudes morales, chevillée désormais à une mémoire antiquaire, elle pouvait s’adonner à des jeux plus frivoles ; ni tragique, ni lyrique, comme celle de ses pères, mais assignée à un temps devenu homogène à lui-même, paisiblement nichée dans un quotidien transmué en divertissement, elle se livrait donc à l’insouciance d’un perpétuel présent ; il paraissait que l’Histoire touchait à son terme (les grands esprits disaient « à son achèvement ») – et le passé n’avait plus barre sur elle. Mais, comme un fauve assoupi brusquement réveillé par la faim, l’Histoire se rappelait à toi et à tes contemporains ; et l’Histoire s’écrit toujours du côté des vainqueurs, de manière réglementaire, officielle, carnassière. Toute ta conscience se cristallisait dans ce morceau de temps disjoint, comme les bobines d’un vieux film qui bégayaient : les bourreaux piochaient dans le passé l’alibi immuable de leur fureur, l’identification de leur ennemi héréditaire, celui qu’ils vouaient à la suppression, à la destruction ; il fallait – et c’était leur but final, chose que tu avais mis longtemps à comprendre – abolir la lumière de son ciel.
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Il lui arrive encore de pleurer. Tel donc, dans la ligne de mire des bouches à feu, le condamné qui anticipe sa propre mort : torsion soudaine de son corps, mille brûlures dans la poitrine, cri sec absorbé par l’air, genoux au sol et bientôt visage contre terre, la vie quittant ce corps comme une courtisane impénitente, chétive et disgraciée. Il sent combien l’échec est depuis longtemps consommé, toute résistance disparue en langue, inscrite au registre des pertes, toutes les audaces, enfuies ; peut-être qu’il voit, en l’acquiescement tacite à sa propre exécution, les dernières formes de prières muettes qu’on puisse adresser à son bourreau – à ses démons. Tout l’art est de se persuader qu’il s’agit d’une victoire.
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