Note sur les hommes-crâne
Au début on les nommait les hommes-carrefour.
Mais on n'avait pas pu les laisser toujours dehors aux carrefours : on leur avait construit des guérites vitrées, puis aménagé directement les vitrines proches, puis légèrement rehaussé leurs socles.
On aimait à se rappeler cette période des hommes-carrefour : on entrait directement en contact avec eux, on posait une question et ils répondaient avec cette façon qui avait fait leur célébrité - un peu de travers, un peu biaisé, avec du mystère. parfois vous passiez avec des amis ou collègues, sans prendre garde à leur présence, et ils s'immisçaient dans votre conversation attrapée au passage, lui donnant un tour neuf, une profondeur imprévue.
Et puis, pour leur immobilité, pour leur concentration, pour tout ce qu'ils savaient et méditaient, même, peut-être, leurs fronts et leurs crânes avaient pris une tournure qui les faisaient reconnaître de loin : tournure vraiment, puisque leur crâne était comme rond, cylindrique, haut sur des yeux ternes.
Avec les hommes qui voyaient la nuit, la paix dans les villes avait fait tant de progrès.
On était resté longtemps, très longtemps à la bascule. Ceux qui n’étaient pas des hommes de la nuit, quand ils la traversaient, pouvaient devenir méchants. On avait remarqué il y a bien longtemps comment les espèces tendaient à se séparer : ceux qui exploraient les bars, dérivaient dans les rues, roulaient la nuit, veillaient dans les hôtels, gardaient allumée leur lampe d’insomniaque, se reconnaissaient entre eux, s’attiraient mutuellement. Les pratiques réseau n’avaient fait qu’accentuer le partage.
D’autres présentaient, mais rarement, cette faculté de l’œil : voir dans le noir. La plupart des animaux, mammifères y compris, vivaient principalement la nuit, pour se déplacer, se nourrir, se reconnaître. On avait inventé un mot bizarre, nyctalope, qui était vraiment un mot de ceux du jour, un mot d’exclusion, ou d’incompréhension.