Pourtant, Javert… Quel personnage exotique pour un Latino-Américain ! Tout jeune, je me suis identifié à Javert: comme lui, j’étais d’ascendance modeste, et comme lui, j’avais le sentiment d’être exclu d’un monde qui ne me correspondait pas. « Il remarqua, écrit Hugo à son propos, que la société maintient en dehors d’elle deux classes d’hommes, ceux qui l’attaquent et ceux qui la gardent; il n’avait de choix qu’entre ces deux classes. »
Ce midi, j’ai déjeuné avec Chaparro, dans le restaurant toujours aussi vide de l’hôtel. En mangeant nos oeufs rancheros, je l’ai aussi questionné à propos d’une résidence, d’une institution ou d’un endroit de ce genre, qui logerait des écrivains, mais lui non plus n’en savait rien. Le drame de cette ville, dit-il, est qu’elle est mieux connue des lecteurs de thrillers que des lecteurs de journaux… Pour la plupart des Occidentaux, Ciudad Juárez est une ville fictive.
Alors que nous discutions des modalités de l’affaire, mes yeux commençant à s’habituer à la pénombre, j’ai deviné un visage atrocement mutilé. Il a allumé une petite lampe et a observé ma réaction. Je suis resté impassible mais, croyez-moi si vous le pouvez, jamais je n’avais vu d’humain aussi défiguré de ma vie, même lors de mon incarcération au Chili. Les chairs burinées, striées de boursouflures blanches, variaient du rose au rouge vif. Et puis, sans que j’aie demandé quoi que ce soit, il m’a raconté que, membre actif du MIR (Movimiento de Izquierda Revolucionaria), il avait été arrêté et torturé par la police politique en septembre 1973. Une nuit, ses bourreaux lui avaient versé sur la tête l’huile bouillante de la friteuse dont ils se servaient pour préparer les empanadas. Non, cher monsieur Kauffmann, les armées fascistes n’ont pas toutes été vaincues au printemps 1945, elles ont continué à opérer dans toute l’Amérique latine jusque dans les années 1990. Aujourd’hui, elles sont inactives, mais prêtes à ressurgir.
Pourtant, Javert… Quel personnage exotique pour un Latino-Américain ! Tout jeune, je me suis identifié à Javert: comme lui, j’étais d’ascendance modeste, et comme lui, j’avais le sentiment d’être exclu d’un monde qui ne me correspondait pas. « Il remarqua, écrit Hugo à son propos, que la société maintient en dehors d’elle deux classes d’hommes, ceux qui l’attaquent et ceux qui la gardent; il n’avait de choix qu’entre ces deux classes. » Si je suis entré dans la police, c’est, certes, par esprit d’indépendance, comme je vous l’ai écrit, mais surtout grâce à Javert, dont je partageais l’idéalisme. Je voulais me faire, moi aussi, « le chauffeur de l’ordre », « le mécanicien de l’autorité ». La tragédie de ce grand flic est d’avoir eu une vision trop romantique, trop manichéenne de l’humanité. Jean Valjean lui a fait comprendre que les méchants pouvaient devenir bons, et son monde s’est écroulé. Et il a eu le courage de se suicider.