Car la bonne musique ne s'invente pas, je jurerais plutôt qu'elle s'écoute dans l'air qui passe puis se distille en notre esprit, comme à notre insu.
La récitation chantée fut brisée d'airs déchirants et brefs où les castrats envoyaient leur vocalité d'acrobate arracher des larmes au paradis. Les voix claires, juvéniles et femelles, de cette enfance perpétuée par la petite opération, tutoyaient les entrailles et donnaient des vapeurs aux femmes. La chair de poule en venait aux plus réticents.
Un fleuve puissant descendit en mon corps, son fluide délia mes articulations. Ce n'était plus ni le violon ni sa technique ni moi-même qui chantaient, mais un esprit soudain libéré dont la fureur m'emplissait de la racine des cheveux jusqu'au bout des orteils. Il me fallait donner corps à ce charme sorcier, utiliser plus encore que bras et mains : je réclamais d'être entièrement habité.
Je commençai à danser tout en jouant, doublant chaque variation de pointes et d'entrechats, semant parmi les convives mon jeu ardent. Les musiciens reprirent leurs instruments, ils se mirent à mon improvisation, l'un sur son tambour, l'autre aux cistres, un troisième sur ses castagnettes charpentant ma mesure. Dessus de viole, ténor de viole, basse de viole et violone se firent l'écho du thème par mes soins chantourné, lui donnant l'impulsion d'une chaconne, obsédante, répétitive et comme hypnotique.
Jadis, dans les jardins du Palais-Royal, nous avions bien ri [Lully et Louis XIV]. À présent nous dansions. Quoi de plus naturel ? Je me mis peu à peu à lui créer sa musique, adaptant mes notes à ses pas. Je l’anticipais, je le devinais, je jouais avec lui. Cela le dégourdissait, lui donnait de la confiance et affermissait son jeune corps. Il devenait un adolescent joliment charpenté et je me prenais à jouir de sa beauté, tenue par le seul mouvement de ma pochette.
Je le regardais, je le dirigeais par mon jeu et mes notes. Je lançais sa jambe, je bombais son torse, j’abaissais son postérieur. Par tous ces petits services, comme pour le plaisir que nous trouvions à danser ensemble, nous nous prîmes d’une affection de plus en plus prononcée.