Un très grand merci à Babelio et le Livre de Poche pour «
Dans les angles morts » d'
Elizabeth Brundage.
Inutile de faire durer le suspense, autant faire les aveux tout de suite : c'est un des meilleurs romans policiers que j'ai lu depuis des mois ! Mais, si je l'ai tant apprécié c'est qu'il n'est pas un simple roman policier. C'est avant tout un roman psychologique qui fouille, sonde, décortique jusqu'au tréfonds de l'âme. C'est un récit incroyablement bien orchestré que j'ai regretté de refermer, malgré ces 600 pages et plus, en format poche.
L'histoire débute par l'arrivée chez ses voisins d'un homme,
George Clare, professeur d'histoire de l'art, avec sa fille âgée de 3-4 ans. Il vient de découvrir sa femme Catherine, morte, assassinée dans leur maison. Je ne vais pas spoiler trop en disant qu'on comprend rapidement que leur relation de couple n'était pas si belle qu'on aurait pu le croire. On apprend aussi que la maison (dans laquelle ils vivaient depuis moins d'un an) avait appartenu auparavant à la famille Hale dont les parents, fermiers, pris à la gorge par la crise laitière, étaient morts, laissant trois fils (entre 14 et 20 ans). La maison est comme la scène théâtrale, d'une pièce en trois actes. Avant, pendant et après la mort de Catherine. Une maison avec son histoire, ses vibrations et ses fantômes, dans cette petite ville de province plutôt pauvre des Etats-Unis, loin de la fièvre new-yorkaise et loin du royaume du Danemark.
Ce qui fait de ce roman policier un roman bien au-dessus de la mêlée des « polars », c'est le portrait que l'auteur fait de chaque personnage. Des principaux aux secondaires, tous sont décrits avec une incroyable précision. Rien n'est laissé au hasard : que ce soit leur tenue, leur habitude, leurs traits physiques, leur caractère… tout est matière à la compréhension de l'identité de chacun. Au point où même un second rôle prend une place prépondérante dans l'histoire. Des portraits si finement brossés que la moindre expression décrite, à la fois précise, dense et presqu'en filigrane (un haussement de sourcil, un geste qu'on retient), finit par prendre tout son sens et suffire à saisir les humeurs et les états d'âme, jusqu'à l'identité de chaque individu. Tout comme le rappel de la citation « La beauté dépend de ce qu'on ne voit pas, le visible de l'invisible » par le peintre américain Inness que Clare a étudié (voire, dont il était obsédé) et qui signifie en substance que l'âme peut réussir à voir ce qui échappe au regard, jusqu'aux détails implicites. C'est un peu ce fil conducteur que Brundage a essayé de suivre tout au long de l'intrigue.
Une écriture de qualité, comportant même un souffle poétique, en tout cas, une certaine beauté. Ces phrases, glissant comme du velours ajoutent à l'émotion, permettent l'attachement pour certains de ces personnages. Un travail d'orfèvre donc à mes yeux, presque de dentelière aux points délicats et adroits puisque jamais je n'ai senti de lourdeur ni de longueur et que j'ai pris à chaque fois plaisir (ou effroi) à découvrir les divers protagonistes. Et par là même à suivre les évènements, les interactions, les liens qui se tissent, presque invisibles mais jamais insignifiants, pris dans la toile implacable d'une araignée vorace. Toile qui se fait de plus en plus précise au fur et à mesure du récit ; jusqu'à en faire une fresque sociale de l'Amérique des années 70 qui vaut vraiment le détour.
Alors si vous n'aimez que les romans avec de l'action, des courses poursuites, de l'adrénaline, des bagarres et du sang à toutes les pages, pas sûre que ce roman soit fait pour vous. Possible que vous le trouviez long et un tantinet lent. Ce serait pourtant bien dommage de passer à côté. Car, malgré les drames parfois atroces, ce qui est raconté c'est surtout les relations humaines -des plus belles aux plus nocives-, les attirances, les jalousies, les frissons de plaisir ou encore le poison qui s'immisce peu à peu, les qualités et la beauté des uns, l'arrogance jusqu'à la perfidie des autres.
Si je ne lui ai pas mis un cinq étoile, c'est pour avoir fait la fine bouche à deux ou trois reprises (pour des répétitions ou l'emploi de ficelles plus grossières à « l'américaine »). Pourtant, deux ou trois petits tics lors de la lecture, c'est bien peu pour un tel roman, foisonnant d'intelligence, d'esprit, selon moi (ou peut-être que la lecture de précédents romans -qui ont manqué de souffle- a altéré mon jugement, exaltant plus alors ce ravissement d'avoir entre les mains un récit bien construit ?).
C'est le premier roman édité et traduit en français et je ne serais pas étonnée que d'autres suivent assez rapidement, vu les critiques élogieuses des lecteurs français. En tout cas, pour ma part, je guetterai son prochain roman, espérant retrouver la plume et l'âme de cette auteure.