Les filles au lion

Mais elle est restée là et j'ai dû contenir le tsunami sonore que j'avais envie de déverser sur la place, un cri de bonheur puissant qui survolerait les toits jusqu'aux côtes du Kent.

- Vous resterez invisible, señorita. Vous vous sacrifiez..
- Ce n'est pas un sacrifice, loin de là. Pour moi,je serai totalement visible. Si le tableau se vend, je serai à Paris, sur un mur. C'est de l'égoïsme, au contraire. C'est l'idéal : toute la liberté de création, sans le tapage.

Ils croient que c'est le tableau d'Isaac, c'est tout ce qui compte, non ? Ce que les gens croient. Peu importe la vérité, ce que les gens croient devient la vérité.

Il n'y avait pas d'humour, pas d'esprit ni de force, pas d'utilisation excitante de la couleur, aucune originalité ni magie intangible. Aucun soupçon de secret, aucun jeu, aucune histoire. Ce n'était pas horrible. C'étaient deux femmes sur une carte de Noël.

Ils allaient d'un endroit à l'autre, comme si les couleurs, la composition, la ligne pouvaient lui parler à lui aussi.

La voix de Harold était intense et chaude, comme chaque fois qu'un nouveau tableau lui parlait. C'était comme une conversation silencieuse; le tableau l'animait lentement; il parcourait son esprit en tous sens; et Harold s'acharnait dessus, comme le ferait un enfant avec un bonbon à sucer, il goûtait sa saveur, il émoussait sa surface pour se rapprocher, inexorablement, du centre.

Du xérès renversé, ici où là, attirait des colonnes de fourmis.

Dans le verger, les graines de Teresa poussaient; de minuscules feuilles émergeaient des sillons fertilisés qu'Olive et elle avaient parcourus en janvier dernier. Les chênes-lièges et les châtaigniers étaient d'un vert plus profond et le soleil un peu plus chaud de quelques degrés. Même si les fleurs n'avaient pas encore éclos, que l'air restait vif, Teresa sentait l'odeur de l'hiver qui s'en va, cette perception inexplicable qu'a le corps du passage à la plus prometteuse des saisons.

Elle se sentait démultipliée, comme si une porte, longtemps cachée en elle, s'était ouverte, dévoilant un couloir sinueux, dans lequel elle courait.

L'endroit était désert, la plupart des villageois se trouvaient sur la colline, à se délecter de la musique et du manzanilla qu'ils avaient apporté par tonneaux entiers en guise de cadeau pour leurs hôtes. Olive et Isaac se retournèrent pour regarder le feu d'artifice qui avait commencé à exploser dans le ciel; rouge, vert et orange, gigantesques oursins, cascades.