Citations sur Sous l'écorce vive : Poésie au jour le jour 2008-2009 (6)
Le Voyage en écriture
pour Maria Cristina Pirvu
J'ai commencé par les bâtons
c'étaient les barreaux d'une échelle
pour un grenier rempli de jeux
que la maîtresse allait chercher
pour nous en expliquer les règles
à la craie sur le tableau noir
que nous imprimions dans nos têtes
avec nos yeux écarquillés
c'étaient d'abord les majuscules
que l'on recopiait en rangées
comme un défilé de soldats
un jour de fête nationale
l'A telle une menue maison
le B une poitrine offerte
le C un sourire de lune
le D la demi-plénitude
l'E petit rateau sur le sable
l'F une main trois doigts fermés
le G noué d'une cravate
avec H de nouveau l'échelle
l'I comme un couteau aiguisé
le J se couchant comme un jonc
le k claquant dans son impact
l'L s'envolant comme son nom(...)
On épelait à haute voix
tout ce qui nous tombait sous les yeux
on lisait toutes les affiches
les étiquette les notices
les catalogues des fleuristes
les prospectus des magasins
les livres qu'on avait en classe
et ceux qui traînaient dans la rue
On allait de plus en plus vite
silencieusement suivant
la voix qui s'élevait en nous
pour nous mener dans des voyages
vers les pays les plus lointains
nul véhicule plus rapide
que ces hélices de papier
que nos mains tournaient impatientes (....)
Et comme l'on vos demandait
de composer des narrations
on rêvait d'être capitaine
sur un vaisseau-livre voguant
sur l'océan de tous les contes
de l'Histoire toutes les sciences
avec pour aider la manœuvre
un équipage de lecteurs
Explorant en toute verdeur
l'archipel des bibliothèques
pour y découvrir des passages
vers des continents ignorés
les langues avec leurs récifs
les faces cachée de la terre
les conversations de l'espace
les cordillères des questions. (p. 131-133)
Sauvetage en mer
pour Graziella Borghesi
Après des heures de ratures
sur les brouillons qui s'accumulent
dans le désordre du bureau
Avant de jeter tout cela
dans un moment de désespoir
au feu l'hiver panier l'été
il vient un souvenir d'enfance
que l'on essaie de préciser
comment pliait-on donc cela
d'abord c'est plutôt maladroit
mais peu à peu ça s'améliore
on retrouve les anciens gestes
Et sur le naufrage d'un texte
qui se métamorphose en nappe
avec des vagues d'écriture
des récifs d'embrouillaminis
une flotte se constitue
qui prend le départ pour le large
A la recherche des épaves
qui pourraient encore servir
cahin-cahan dans le roulis
Eldorado de souvenirs
imbroglio de tentatives
dans l'indigo des solitudes
(...) (p.126-127)
A travers les trous du calendrier
pour Michaela Andrea Schatt
Du temps qu'on avait le temps
l'hiver était bien plus froid
on flânait sur les deux rives
mais sur la gauche surtout
fouillant chez les bouquinistes
pour picorer dans les livres
qu'on ne pouvait se payer (...)
Que dois -tu faire demain
et toi on pourrait tourner
dans quelque marché aux puces
on finirait la journée
après jambon beurre et bière
au cinéma de quartier
lundi reviendra si vite
Il y avait des moments
où l'on ne savait quoi faire
On s'enfonçait sous la pluie
en s'inventant le beau temps
Entre les heures de cours
préparations d'examens
lucarnes s'entrebâilllaient
battant au vent des vacances
la découverte du monde
forêts manifestations
discussions toute la nuit
Et quand en mai 68
la foule a secoué les grilles
il fallait en profiter
on savait que les puissants
allaient reprendre la main
bien avant l'avènement
du temps qu'on aurait le temps. (p.118-119)
« ROMANCE DE LA TELEVISION
La présentatrice pimpante
nous avertit en souriant
que pour les prochaines minutes
ce sera la publicité
en espérant que néanmoins
nous ne fermerons pas nos postes
Car nous aurons un tel programme
si instructif si distrayant
Persil ne lave pas plus blanc
Tournesol n’est pas plus léger
des vedettes à petits fours
caressant de beaux policiers
Raclements de guitare et spots
tournoyant sur déhanchements
jeux intervilles et concours
avec questions et loteries
les dames de la météo
nous proposent leurs signatures
Et quand on cherche les nouvelles
c’est guerre et famine partout
entre deux autos de grand luxe
les champs de pétrole qui risquent
de flamber d’un instant à l’autre
la marée noire des discours. »
CHANSON D’AUBE
pour Julius Baltazar
À travers les grands arbres
le ciel a rajeuni
Brouillard dans la vallée
pâleur sur les sommets
L’étoile du berger
allume son fanal
Les nuages en sari
comparent leurs moirures
Le soleil a trouvé
la couleur qu’il cherchait
p.33
avant-propos de Marc Fumaroli
[en décrivant l'œuvre poétique de M. Butor]
Sincérité de l'émotion, spontanéité souvent amusée de l'expression, à mille lieux de la philosophie, de la logique et de l'idéologique, de la communication impersonnelle, tous les critères d'Apollinaire sont comblés. Chacun en jugera.
Je suis heureux pour ma part d'avoir été l'occasion du coup de cœur de Bernard de Fallois pour ces poèmes et de contribuer, si peu que ce soit, à la découverte d'un autre Michel Butor par le public d'aujourd'hui et de demain. (p. 17)