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Michel Leiris (Auteur de la postface, du colophon, etc.)
EAN : 9782707303127
313 pages
Editions de Minuit (01/09/1980)
3.66/5   535 notes
Résumé :
Dès la première phrase, vous entrez dans le livre, ce livre que vous écrivez en le lisant et que vous finirez par ramasser sur la banquette du train qui vous a conduit de Paris à Rome, non sans de multiples arrêts et détours.
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Critiques, Analyses et Avis (66) Voir plus Ajouter une critique
3,66

sur 535 notes
Voici l'un des fleurons du mouvement littéraire plutôt francophone d'après guerre qu'on nomme (un peu pompeusement) le Nouveau Roman. Indépendamment de toute notion d'appartenance à telle ou telle école romanesque, à son contexte de publication, toutes choses propres à nous emmener trop loin sur des chemins de traverse, je vais m'efforcer d'émettre un avis actuel et ciblé pour le lecteur d'aujourd'hui désireux de découvrir cette oeuvre.

La Modification est un petit roman que je qualifierais de lent, peu captivant mais extrêmement bien construit. Lent et peu captivant car il est presque une allégorie de la lenteur du temps qui passe et du travail de sape que ce temps peut créer.

Un voyage en train, tel qu'on peut se l'imaginer dans l'Europe des années 1950, déroulant sa lenteur et sa pénibilité. Un homme entre deux âges, vous en l'occurrence (c'est ici que siège LA grande trouvaille formelle de Michel Butor qui ne passe pas inaperçue), dans une situation bancale entre une épouse et une maîtresse, entre Paris et Rome, entre la raison grise et le grain de folie coloré, vous en qui va s'opérer une modification au cours de ce long et fastidieux voyage en train (je vous laisse découvrir laquelle).

C'est là toute la prouesse de Michel Butor, faire le portrait de l'oeuvre du temps, nécessairement lent et par touches. L'action, inexistante puisque vous êtes assis dans un train à compartiment ancienne école, est remplacée avec maestria par un étonnant voyage dans le temps : présent, futur, passé(s). Les amateurs de Mario Vargas Llosa apprécieront l'illustre instigateur du roman à plusieurs temps.

En résumé, j'admire donc la technique formelle de ce roman, réglée comme un aiguillage SNCF mais je ne peux toutefois pas dire que j'ai particulièrement palpité en lisant cette modification, mais, bien sûr, ce n'est là que mon avis auquel on pourrait apporter de nombreuses modifications, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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ATTENTION, DANGER ! Si vous comptez faire un long voyage en train, méfiez-vous !
En effet, si vous avez un amant/une maitresse (cochez la réponse adéquate), vous risquez de ne plus le/la voir de la même façon...Et votre propre identité va en prendre un coup !
Car les voyages en train sont traitres, ils vous poussent à un « remuement intérieur, à un dangereux brassage et remâchage de souvenirs », quitte à être au supplice, cloué au « pilori de vous-même ».

Léon Delmont rêve, comme tout le monde d'ailleurs, d'avoir une vie extraordinaire, sans le joug de l'habitude, du quotidien qui détruit tout. Marié à une bourgeoise confite en dévotion qui l'a transformé en vieillard et qui lui a fait quatre enfants dont il s'est vite distancié, il rejoint Rome périodiquement pour son travail, et là, il a trouvé LA femme qui lui rend la jeunesse, la vie.
De Paris à Rome, d'une ville à l'autre, d'un monde à l'autre.
Cette fois, il se rend à Rome sans le dire à son aimée car il compte lui offrir un cadeau-surprise : il lui a trouvé un travail à Paris ! Ce qu'ils voulaient depuis longtemps, vivre ensemble, va enfin pouvoir se produire !

Mais, mais, mais....C'est sans compter avec le voyage intérieur auquel le conduisent le balancement du train, les rêveries sur les différents voyageurs partageant son compartiment, les allées et venues, les paysages entrevus par la fenêtre, la difficulté de dormir sur cette banquette de 3e classe, les souvenirs des autres trajets vers Rome, les cauchemars, et même la légende du Grand Veneur hantant la forêt de Fontainebleau, qui lui serine « Qui êtes-vous ? Où allez-vous ? Que cherchez-vous ? Qui aimez-vous ? Que voulez-vous ? Qu'attendez-vous ? Que sentez-vous ?»
Et surtout, surtout, le souvenir du seul voyage à Paris de sa maitresse prendra une importance grandissante, transformant la lézarde de son être en fissure béante.

Ce roman, je l'ai adoré il y a 30 ans, et je l'adore encore ! Je l'ai relu avec réticence parce que j'avais peur de ne plus retrouver son magnétisme, mais heureusement, celui-ci m'a reconquise, je l'ai savouré, encore une fois.
Magnétisme de Rome, notamment, qui est décrite avec moult détails. Rome, la païenne et la catholique, aux rues ombragées et aux placettes accueillantes, aux édifices et aux musées flamboyants, à la gare étincelante.
Magnétisme des autres voyageurs dont la présence s'impose tout au long de ces 21 heures de trajet.
Magnétisme de cette écriture aux phrases longues et ondulantes, serpentant dans le psychisme tourmenté d'un homme ordinaire.
Magnétisme d'un voyage au bout de soi-même...

« Qui êtes-vous ? Où allez-vous ? Que cherchez-vous ? Qui aimez-vous ? Que voulez-vous ? Qu'attendez-vous ? Que sentez-vous ? »
Montez dans le train pour Rome, peut-être pourrez-vous répondre à ces questions. Peut-être votre vie en sera-t-elle modifiée...

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[Un billet deterre, qui date de 2016. Par paresse je n'y ai rien change.]

J'ai appris sa mort par la television et je me suis dit que son oeuvre valait surement une lecturequiem. J'ai opte pour le livre le plus facile a trouver, qu'on dit etre son –ou un de ses- chef-d'oeuvre.
De prime abord il m'a decontenance avec son vouvoiement, que j'ai pris pour un gimmick, le genre de petite astuce qui ne laisse presager rien de serieux. L'accumulation de details a commence a me fatiguer et je me suis demande si je n'allais pas abandonner cette lecture. Puis je me suis fait prendre aux vas-et-viens de l'histoire, aux balancements saccades du roman, et j'etais dans le train, tout le voyage de Paris a Rome, en troisieme classe. Avec en tete beaucoup d'autres allers et retours, de Paris a Rome, de Rome a Paris. Avec ce petit bourgeois a la quarantaine triste qui est mis en scene par Michel Butor dans La Modification.


Mise en scene est un mot cle de mon impression de lecture. Tout se passe dans un train, et c'est comme si dix cameras differentes etaient braquees a l'interieur, nous donnant tous les details des couloirs, des compartiments, des sieges, des fenetres, et bien sur des voyageurs, leurs habits, leurs attitudes, leurs mouvements. Tous ces personnages secondaires parlent, mais le lecteur ne les entend pas. Leurs portraits (j'allais dire leur image), leurs gestes, sont tres nets, mais leurs raisons de se remuer et d'agir, leurs possibles destinations et destinees ne nous parviennent qu'a travers le philtre du personnage principal, qui s'imagine et invente leur passé, leur futur immediat, leurs possibles vies. Eux aussi ne sont que le décor ou se deroule le drame interieur de ce personnage: un quarantenaire parisien, directeur de la succursale francaise d'une firme italienne, faisant donc des sauts periodiques a Rome, ou il a une amante. Il a decide de rompre avec sa terne vie, c.a.d. avec sa femme qui le meprise (c'est du moins ce qu'il ressent ou s'imagine), ses enfants qu'il ne comprend pas et qui ne le comprennent pas mieux. D'abandonner les facilites falotes de sa grise routine, de ramener son amante a Paris pour vivre avec elle une nouvelle jeunesse. Il prend donc – cette fois ci en maquillant son voyage, en se cachant de ses employeurs – le train de Rome pour la surprendre et lui annoncer sa decision.
Mais voila, le trajet est long.


Pendant ce long trajet vont lui passer par la tete des details, decousus, de ses rencontres avec son amante, de ses deambulations a Rome, de son travail a Paris, de ses habitudes familiales, de ses rapports avec sa femme, melant passé present et futur. Et c'est en ressassant ses souvenirs et sa decision qu'il arrive, en fin de voyage, a la modifier. Je ne devoile rien qui ne soit dans le titre, et si je devoile cela n'a aucune importance. L'interet du livre de Butor, sa grandeur, n'est pas dans le suspense mais dans la reproduction, a l'infinitesimale, du processus mental qui amene la modification.


Je sais bien que ce livre est apparente au "Nouveau Roman". Par contre je ne sais pas tres bien ce qu'a ete, ou ce qu'a voulu faire ce "nouveau roman" si ce n'est abandonner, detruire ou deconstruire tout ce qui a trait a l'intrigue ou au personnage. Mais ici il y a bien une intrigue, il y a bien une action –pas seulement mentale – qui se deroule en un espace-temps determine, il y a bien un personnage, auquel on peut s'attacher bien qu'il soit falot; avec lequel on peut meme arriver a s'identifier (nous ne sommes pas tous des hommes et des femmes forts et surs de nous, et nous avons tous passé, ou nous passerons tous, une sorte de crise de la quarantaine), meme si on ne se sent pas directement concernes par le "vous" qu'emploie Butor en decrivant son personnage.
Si le "nouveau roman" a voulu se differencier des classiques, si La Modification s'est voulue oeuvre de cette ecole, le temps, espiegle et inattendu comme toujours, leur a fait un beau pied de nez. Ce livre est aujourd'hui un classique. Un classique par son ecriture, un classique par son personnage. Et comme tous les classiques, a lire et a relire.
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J'ai d'abord haï ce bouquin (en classe de terminale), et puis en master, un professeur exceptionnel nous a initiés à sa véritable interprétation, et j'ai appris à apprécier, et même à admirer Butor en comprenant ce qui avait coincé. Cette interprétation n'est pas du tout ésotérique, mais ne tombe plus sous le sens à cause de l'abaissement généralisé de l'intelligence (20 points de QI perdus en une génération, ah oui, quand même! Passer de Brel à N. Conrad, de Dumayet à Hanouna et de de Gaulle à un type qui croit que la Guyane est une île et que Villeurbanne est dans la banlieue de Lille, c'est plus qu'un "changement de paradigme"!)

Bref, quel est le problème fondamental? Le "VOUS", bien sûr! La sottise ordinaire est invariablement de soutenir que Butor, à l'instar des auteurs des "livres-dont-on-est-le-héros" pour adolescents, voulait faciliter l'implication du lecteur. Or c'est exactement le contraire. Toute l'entreprise de Butor, que je n'avais pas comprise à la première lecture, gravite autour d'une volonté d'éveiller la conscience du lecteur en rendant justement impossible l'identification qui coule de source dans le roman classique. Car ce "vous", vous savez INTENSEMENT que ce n'est justement pas vous. Et le vouvoiement vous le rappelle tout le temps. C'est un "vous" d'auto-distanciation.

Butor s'inspire de Sartre et cherche à ouvrir une "faille de néant" entre vous et l'apostrophe "Vous", un "entre-deux". Et tout le roman ne fait que ça: ouvrir des entre-deux. "Vous" qui n'est pas "vous" êtes un homme "entre deux âges", "entre deux femmes", "entre deux villes", etc. L'intérêt? Créer ce qu'Emmanuel Legeard (ce professeur dont je parlais plus haut) a génialement appelé "un thermostat imaginaire". Rien d'étonnant, donc, à ce que Butor ait écrit en 1971 un scénario pour un projet de téléfilm, «espèce de variation humoristique de la Modification», qui s'intitulait... L'Entre-deux! Bien sûr, c'était un peu pour se venger de ce que le réalisateur Michel Worms ait pris l'initiative de porter au cinéma une Modification réduite au plus petit dénominateur commun, linéaire et aplatie qui ne tenait aucun compte de l'enjeu d'origine, et n'avait par conséquent... aucun intérêt.
Lien : https://amisdelegeard.wordpr..
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Déjà, vous entrez dans ce livre, La modification, avec l'imaginaire qu'il déploie. C'est comme dans un voyage inattendu, c'est comme si on vous disait non pas ce qui vous attend mais le chemin que vous allez prendre. Cela peut être déstabilisant au début et en même temps cela peut s'avérer excitant. En général, j'opte pour la seconde possibilité...
Dès la première phrase, vous entrez dans le livre, ce texte que vous écrivez en quelque sorte en le lisant. C'est cela le propos du roman et l'originalité de la narration. Nous sommes dans ce qui s'est appelé il y a près de soixante-dix ans déjà, le Nouveau Roman... Drôle de genre, souhaitant casser définitivement les codes classiques du roman romanesque.
Le narrateur qui est l'auteur vous voit et vous vouvoie, il vous décrit tel un voyeur et vous devenez acteur de son récit. L'auteur vous parle, il vous décrit tel que vous avancez et agissez dans l'histoire qui devient la vôtre...
Vous entrez en scène, vous n'avez pas le choix, vous êtes happé dans le chemin de ses phrases. C'est un détachement, un pas de côté, qui a plusieurs effets intéressants et ce fut je trouve une idée fort originale, dérangeante un peu aussi...
C'est vrai, il y a une certaine légende autour du Nouveau Roman, dont ce texte écrit par Michel Butor. Je m'en rappelle. Cela faisait longtemps que j'avais entendu parlé de ce livre. Je me souviens qu'au lycée, un professeur de français un peu décalé et passionné par le Nouveau Roman nous en lisait des extraits à foison...
Mais qu'en est-il du roman à proprement dit, du récit, de son sujet, mais surtout, ce qui compte ? Ce qui fait sens ? Ce que j'en ai ressenti ?
Je craignais l'exercice de style, mais j'ai été surpris par le récit, cette fameuse manière narrative, le style, les mots... Contre toute attente, hormis cette originalité de s'adresser au lecteur, le propos narratif est plutôt classique et captivant.
Au fond, c'est une histoire d'amour. Et c'est aussi une histoire d'adultère. Une très belle histoire tout simplement. Une histoire qui naît et se passe dans le train, entre Paris et Rome, mais aussi à Paris et à Rome.
Les trains sont peut-être les derniers vestiges du romantisme, les dernières citadelles de déambulation. Les trains sont des trajectoires qui tracent des rectilignes dans les zigzags de nos vies ; étonnant alors que des histoires parallèles s'inscrivent dans cette géométrie improbable...
Il y a cette rencontre dans le train, cette femme Cécile.
Rome ici m'a invité dans ses dédales et ses rues.
Il y a quelque chose de surprenant dans ce roman dicté par une sorte de formalisme qui se veut par ailleurs rebelle aux codes traditionnels de la narration. Pour autant, le roman pose d'autres codes qui nous surprennent et nous questionnent, nous lecteurs, sur une autre manière très intéressante pour capter un texte, ses mots, ses rivages, ses tangages, ses bastingages.
Le balancement du train est propice au balancement du coeur et des pensées.
Le voyage en train est un voyage en soi. C'est un lieu de transformation. Je voyage souvent en train pour le travail, me déplaçant régulièrement entre Brest et Rennes et parfois jusqu'à Paris. Depuis que j'ai lu La modification, je ne voyage plus de la même manière en train. Il y a eu un temps avant ce livre et un autre temps après ce livre et je ne saurais décrire les détails de cette modification en moi, dans mon regard, dans mes gestes, dans ma façon de monter dans un train, de regarder les passagers leurs visages enfouis derrière un livre ou un écran - davantage des écrans hélas désormais, d'imaginer leurs vies, leurs histoires, je sais que cette modification a eu lieu.
Pour cette raison, ce livre a quelque chose d'un peu envoûtant.
Entre Paris et Rome, ce sont deux versants qui s'opposent et se parlent aussi dans ce train...
Entre Paris et Rome, c'est aussi un voyage intérieur, et comme tous les voyages intérieurs ils mènent bien plus loin que la destination prévue.
Il n'est pas sûr d'ailleurs que ce vouvoiement avec le lecteur crée de l'empathie avec celui-ci. Cela crée un autre univers. Parfois, je me suis demandé si au contraire ce n'est pas une distanciation plus forte encore que l'écrivain a cherché à imposer entre le narrateur et le lecteur...
La puissance d'évocation du livre est grande. Rome devient un rêve presque palpable... Et notre coeur au fond de notre ventre aussi...
Plus tard, ce roman continue de devenir un voyage, peut-être un aller-simple vers nulle part...
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Citations et extraits (28) Voir plus Ajouter une citation
Dans le lampadaire au plafond la petite ampoule bleue veillait. Il faisait chaud et lourd, vous aviez de la peine à respirer ; les deux autres occupants dormaient toujours, balançant leurs têtes à droite et à gauche comme des fruits agités par un grand vent, puis l’un d’eux s’est éveillé, un homme épais qui s’est levé, qui s’est avancé vers la porte en titubant.
Comme vous vous efforciez de chasser de votre esprit ce visage de Cécile qui vous poursuivait, ce sont les images de votre famille parisienne qui sont venues vous tourmenter, et vous avez tenté de les chasser aussi, retombant sur celles de votre travail sans parvenir échapper à ce triangle.
Il aurait fallu que la lumière fût revenue, que vous fussiez capable de lire ou même seulement de regarder avec attention quelque chose, mais il y avait encore cette femme dans l’ombre dont vous ignoriez les yeux et les traits, la couleur des cheveux et du costume, que vous aviez peut-être vue entrer la veille au soir mais que vous aviez oubliée, cette forme confuse recroquevillée dans le coin près de la fenêtre face à la marche, protégée derrière l’accoudoir qu’elle avait baissé, dont vous entendiez la respiration régulière un peu rauque et que vous n’osiez pas troubler.
Par la porte restée à demi-ouverte, un pan de clarté jaunâtre entrait, tout habité par l’agitation des poussières, détachant de la nuit votre genou droit, dessinant sur le sol un trapèze qu’a écorné l’ombre du gros homme revenant, qui s’est adossé au panneau coulissant, dont la jambe droite, la manche droite, le bord défraîchi de la chemise, le bouton d’ivoire de la manchette, et la main qui s’est enfoncée dans sa poche pour en tirer non pas un paquet de gauloises mais de Nazionali vous sont devenus visibles ; puis comme vous suiviez les écheveaux de fumée qui s’élevaient, qui se tordaient, qui tentaient des incursions dans le compartiment, s’étalaient enfin, une secousse plus brutale vous a averti que vous étiez arrivé à Dijon.
Dans le silence ponctué de quelques grincements, quelques roulements isolés, la femme qui s’était réveillée a détaché les boutons du rideau auprès d’elle et l’a remonté de quelques centimètres, laissant apparaître, parce qu’il faisait déjà un peu moins sombre dehors, une mince bande grise qui peu à peu, comme le train s’était remis en marche, s’est élargie, s’est éclaircie sans qu’eussent paru les couleurs de l’aurore.
Bientôt la fenêtre entièrement dégagée vous a fait voir le ciel nuageux, et sur la vitre des gouttes d’eau se sont mises à marquer leurs petits cercles.
La lampe bleue s’était éteinte dans le globe du plafond, les lampes jaunâtres dans le corridor ; une à une toutes les portes s’ouvraient et des voyageurs en sortaient, écarquillant leurs yeux encore tout envasés de sommeil; tous les rideaux se relevaient.
Vous êtes allé jusqu’au wagon-restaurant pour y prendre non point le précieux café italien, cette liqueur vivifiante et concentrée, mais simplement une eau noirâtre dans une épaisse tasse de faïence bleu pâle avec les curieuses biscottes rectangulaires enveloppées par trois dans la cellophane que vous n’avez jamais vues que là.
Dehors, sous la pluie, passait la forêt de Fontainebleau dont les arbres étaient encore garnis de feuilles que le vent arrachait comme par touffes et qui retombaient lentement pareilles à des essaims de chauves-souris pourpres et fauve, ces arbres qui en quelques jours ont perdu tout leur apparat, sur lesquels il ne restait plus tout à l’heure, au bout de leurs branches sévères, que quelques fines taches tremblantes, quelques rappels de cette pompe alors si généreusement répandue qu’elle fourmillait jusque dans les clairières et les halliers, et il vous semblait voir apparaître, cause de tout ce remuement, à travers taillis et futaies, la figure d’un cavalier de très haute stature, vêtu de lambeaux d’un habit superbe dont les rubans et les galons métalliques décousus lui faisaient comme une chevelure de ternes flammes, sur un cheval dont transparaissaient à demi les os noirs semblables à d’humides ramures de hêtre se carbonisant, à travers ses chairs flottantes, ses fibres détachées, ses lanières de peau claquantes qui s’ouvraient et se refermaient, la figure de ce grand veneur dont vous aviez même l’impression d’entendre la célèbre plainte : « M’entendez-vous ? »
Puis il y a eu les abords de Paris, les murs gris, les cabines des aiguilleurs, l’entremêlement des rails, les trains de banlieue, les quais et l’horloge.
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Tout d'un coup la lumière s'éteint: c'est l'obscurité complète, sauf le point rouge d'une cigarette dans le corridor avec son reflet presque imperceptible, et le silence sur cette base de respirations très fortes comme dans le sommeil et du bourdonnement des roues répercuté par l'invisible voûte. Vous regardez les points, les aiguilles verdâtres de votre montre; il n'est que cinq heures quatorze, et ce qui risque de vous perdre, soudain cette crainte s'impose à vous, ce qui risque de la perdre, cette belle décision que vous aviez enfin prise, c'est que vous en avez encore pour plus de douze heures à demeurer, à part de minimes intervalles, à cette place désormais hantée, à ce pilori de vous-même, douze heures de supplice intérieur avant votre arrivée à Rome.
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Qui a demandé qu'on éteigne ? Qui a voulu cette veilleuse ? La lumière était dure et brûlante, mais les objets qu'elle éclairait présentaient du moins une surface dure à laquelle vous aviez l'impression de pouvoir vous appuyer, vous accrocher, avec quoi vous tentiez de vous constituer un rempart contre cette infiltration, cette lézarde, cette question qui s'élargit, vous humiliant, cette interrogation contagieuse qui se met à faire trembler de plus en plus de pièces de cette machine extérieure, de cette cuirasse métallique dont vous-même jusqu'à présent ne soupçonniez pas la minceur, la fragilité,
tandis que ce bleu qui reste suspendu dans l'air, qui donne l'impression qu'il faut le traverser pour voir, ce bleu aidé de ce perpétuel tremblement, de ce bruit, de ces respirations devinées, restitue les objets à leur incertitude originelle, non point vus crûment mais reconstitués à partir d'indices, de telle sorte qu'ils vous regardent autant que vous les regardez,
vous restituant vous-mêmes à cette tranquille terreur, à cette émotion primitive où s'affirme avec tant de puissance et de hauteur, au-dessus des ruines de tant de mensonges, la passion de l'existence et de la vérité.
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ce voyage devrait être une libération, un rajeunissement, un grand nettoyage de votre corps et de votre tête;ne devriez-vous pas en ressentir déjà les bienfaits et l'exaltation?
Mais n'est-ce pas justement pour parer à ce risque dont vous n'aviez que trop conscience que vous avez entrepris cette aventure, n'est-ce pas vers la guérison de toutes ces premières craquelures avant-coureuses du vieillissement que vous achemine cette machine vers Rome où vous attendent quel repos et quelle réparation ?
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Il faudra donc que vous vous prépariez à les affronter, ces semaines et ces mois de mensonge, que vous renforciez cette volonté de vous taire, d'attendre, que vous entreteniez et surveilliez soigneusement votre flamme interne, que vous organisiez toutes vos ressources intimes en vue d'un long combat de résistance, tandis que vous dînerez au wagon-restaurant, regardant au travers des vitres noires peut-être brodées de milliers de gouttes de pluie dans chacune desquelles traînera une égarante lueur, surgir de l'ombre absolue, au passage des fenêtres du train éclairé, les talus couverts de feuilles pourrissantes, les fragments des troncs par centaines dans la forêt de Fontainebleau entre lesquels vous vous imaginerez entrevoir l'immense queue grise d'un cheval, semblable à une écharpe de brume déchiquetée par les branches nues et aiguës, entendre au galop par-delà le bruit des essieux et cette plainte, cet appel, cette objurgation, cette tentation : "Qu'attendez-vous ?"
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Henri MICHAUX – Variations sur la Rêverie, par Michel Butor (Cours Université Genève, 1983) Douze cours de Michel Butor — parfois incomplets – donnés en 1983 à l’Université de Genève.
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