Dieu, que c'etait ardu, cette lecture! Pas le long fleuve tranquile, pas du tout, plutot le torrent dechaine, risquant a tout moment de renverser mon kayak et de me catapulter, yeux fermes dans des eaux bouillonnantes, contre un rocher. Rafting en eaux vives. Ca c'est pour le ressenti. Pour le trek du lecteur. Mais le roman est-il vraiment une eau vive? Je n'en suis pas sur. Ou plutot, oui, eau vive.
Butor nous emmene au 15 passage de Milan (a Paris? Oui, on entend le metro). Et nous y enferme pendant toute une soiree et une nuit. Unite de lieu et de temps bien que nous ne soyons pas au theatre. Nous faisons connaissance avec l'immeuble autant qu'avec ses habitants. Une famille par etage et des chambres de bonnes et de jeunes gens au dernier. On se salue dans les escaliers ou l'ascenseur, mais ce soir nombreux sont les voisins invites au bal que donnent les Vertigues pour feter les 20 ans de leur fille. Les plus jeunes.
Un immeuble ou on travaille, on se repose, on se deshabille, on se lave, on s'habille, on mange, on boit, on pense, on parle, on se parle tout seul, on reve, on danse, on regarde, on fait semblant, on aime, on croit aimer, on fait semblant, on est jaloux, on fait semblant, on se morfond, on fait semblant. L'immeuble aussi fait semblant: "Au fur et a mesure que la nuit s'accentue, les murs exterieurs s'epaississent". Plus loin: "Au fur et a mesure que la nuit se continue les cloisons deviennent plus poreuses aux sons qui circulent en meme temps que l'eau dans les conduits, et naissent dans les poutres qui travaillent". Et enfin: "Autour de la maison l'impression de ville vide, la vitre du matin que raient les premiers bicyclistes. Apparais enfin dans ton exterieur, grande pile de veilles et de sommeils, te voila rendu a ta destination diurne, element d'une rue qu'on ne regarde pas". L'immeuble se structure et se destructure, tout comme le roman. Destructure, il l'est ce roman, et on a peine a s'y retrouver. Aux soliloques, au flux de conscience des uns se melent les dialogues des autres et les gestes des troisiemes et le lecteur de s'armer de boussoles et de sextants pour ne pas se perdre: qui reve? qui repond a qui? a quel etage suis-je? C'est comme si Butor voulait rendre hommage a Joyce et a son celebre melange des genres et des styles en ce court volume. N'avait-il pas, beaucoup plus jeune, en 1948, deja publie un article intitule Petite croisiere preliminaire a une reconnaissance de l'archipel Joyce? Sinon hommage, un rapide clin d'oeil. Ou alors c'est moi qui vois double. Parce que je suis desarconne. Un peu desempare.
Je me ramasse. J'attrape un fil qui me sortira du labyrinthe mental ou je me suis enferme. Fil d'Ariane. Fil de Butor. Ce roman est peut-etre une critique de la structure, de toute structure? Peut-etre plus que cela, parce qu'insidieusement nous sont revelees les relations occultes entre les divers voisins, en une vaste orchestration de pensees, de sentiments, de passions. Et en fin de compte il y a oui une intrigue, ou plusieurs, et un denouement, ou plusieurs. Le bal etait une fete. Une fete qui prend fin apres quelques heures. Il y a un point final - irrationnel et peut-etre inevitable - a la joie de la fete: la mort, qui plante sa note dramatique en l'immeuble et dans le roman. On ne la sent pas venir. Comment s'imbrique cette mort? Aucune importance. Il semble que pour Butor le fantastique est ici et maintenant, dans la realite la plus triviale. Il semble avoir une autre facon d'apprehender la realite, une nouvelle facon de l'apprehender. Il semble saisir une nouvelle realite, qui requiert de nouveaux modes d'expression.
Quand ce roman est paru il a ete une nouvelle realite. Agissante. Il le reste. Je peux le conseiller a des lecteurs courageux, armes jusqu'aux dents de sereine endurance.
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Il l'enroule dans un espace où il la laisse presque immobile, dessinant autour d'elle des enceintes et des oiseaux, et s'y enferme avec elle, tel l'évocateur médiéval dans le cercle de protection, au point que les objets et les personnes extérieurs s'éloignent pour lui à une distance vague, non métrique.
Je voudrais que le mur soit transparent, et suivre, autrement que par bribes, cette cérémonie si savante, qu'on dirait liée à des croyances primitives, très fondamentales et très oubliées, si déplacée ici qu'elle gène les assistants comme s'ils y décelaient une menace.
Et vrai comment peut-il la questionner ainsi ?
[...] mais les yeux fatigués se tournent à peine vers lui, et la voix morne, machinale, qui débite le rituel :
"Alors, Félix, tu as bien travaillé aujourd'hui ?"
n'attendait pas d'autre réponse que ces yeux en dessous, ce :
"Oui P'pa,"
résigné qui coupe court.
Propre du temps :
"Tu sais que si tu n'as pas fini tes devoirs, je t'interdis de monter danser.
-Mais oui, je sais, P'pa."
Sur la cheminée la grande pendule sonne la demie de sept heures. La loupe de cuivre du balancier passe et repasse derrière son trou. De chaque côté, deux lions de faïence blanche et bleue, dressés face à face comme les deux moitiés d'un serre-livres, brandissent leurs bobèches vides. Objets des sarcasmes un peu usés de Vincent. La petite aiguille des secondes a fait un tour.
Toute tête est un entrepôt, où dorment des statues de dieux et de démons de toute taille et de tout âge, dont l'inventaire n'est jamais dressé.
Lèvres épaisses, au contour si bien dessiné, comme vous savez vous faire pardonner par un seul léger mouvement.
Bavard, tel une bouteille d'eau gazeuse décapsulée, qui déborde de bulles.
Henri MICHAUX – Variations sur la Rêverie, par Michel Butor (Cours Université Genève, 1983)
Douze cours de Michel Butor — parfois incomplets – donnés en 1983 à l’Université de Genève.