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Critique de Deleatur


Cette chronique-ci, plus que les précédentes, fera le récit d'une expérience de lecture toute personnelle.
J'ai découvert Buzzati alors que j'étais lycéen (ce qui, déjà, nous renvoie à un passé lointain). J'avais dans ma classe un copain dont la famille était d'origine italienne. Par une sorte de loyauté culturelle qui pouvait parfois confiner au chauvinisme, il ne jurait que par la littérature transalpine et n'avait de cesse de faire des convertis autour de lui. C'est à lui que je dois d'avoir découvert Buzzati, mais aussi Calvino ou Moravia.
Pour être exact, je n'ai pas découvert Buzzati : je l'ai dévoré.
D'un point de vue littéraire, mon année de Première se résuma ainsi à trois faits marquants : premièrement, notre prof de lettres disparut un beau jour de l'établissement. Nous apprîmes peu de temps après qu'il était accusé de coller les jeunes filles de beaucoup trop près (ce qui était pour nous de notoriété publique), et surtout qu'il s'était fait prendre en flagrant délit de tripotage dans un couloir. Deuxièmement, il fut remplacé au pied levé par une jeune prof pleine d'allant, dont la garde-robe comprenait une incroyable combinaison moulante en skaï qui nous causait beaucoup d'émotion (en skaï, absolument : c'était le début des années 80, et l'on s'autorisait déjà à porter des choses très improbables).
Et donc, troisièmement, Buzzati, dont j'ai lu alors fiévreusement tout ce qui me tombait sous la main.
Les années lycées se sont achevées, le moment où l'on passe facilement à autre chose, sur de nombreux plans. J'ai cessé de lire Buzzati, pensant en avoir fait le tour.

Pourtant, voici deux ou trois mois, tandis que je flâne dans mon Emmaüs préféré de Bretagne, je tombe sur cette édition poche de L'Image de pierre. Certain de ne pas l'avoir dans ma bibliothèque, et tout aussi certain de ne l'avoir jamais lu, je l'achète en me demandant s'il n'est pas dangereux de replonger ainsi dans mes lectures de jeunesse.
De fait, j'ai différé le moment de le lire pendant plusieurs semaines, sentant se préciser toujours davantage cette appréhension à l'idée de retrouver (ou pas) mes émotions de l'époque.
Enfin je m'y mets, et mes craintes se confirment page après page : je trouve le style sans relief (il faut dire que je sors d'une cure de Giono, ce qui déforme peut-être mon regard), les procédés romanesques sont terriblement datés, les personnages transparents, l'action se languit soixante pages en atermoiements, etc. Arrivé à mi-parcours, je ne suis pas loin de la consternation, voire de l'abandon, quand enfin le livre commence.
Et là, je retrouve « mon » Buzzati.
Le récit relève de la science-fiction, mais le discours scientifique y est expédié sans ménagements (quelques noms à la technicité ronflante pour faire bonne mesure, et surtout du mystère pour le reste). L'important, c'est l'atmosphère, faite de réalisme décalé, métaphorique, à la limite parfois de l'absurde, et où affleure toujours la promesse du fantastique. Difficile de lâcher cette seconde moitié du livre, avec ce délicieux malaise que je (re)connais bien et qui m'avait subjugué par exemple dans les nouvelles du K, ou bien cette mélancolie qui donnait ses couleurs à L'Écroulement de la Baliverna. La fin de L'Image de pierre est terrible de désespoir et de pessimisme. C'est difficile à dire, mais je m'y suis senti comme chez moi : j'avais l'impression de retrouver un vieil ami perdu de vue (et du coup, je me demande s'il est vraiment bien raisonnable de laisser des adolescents lire Buzzati ; je ne me distingue pas vraiment pour mon optimisme sur la nature humaine, et ce diable de Dino y est peut-être pour quelque chose...).
Mais il y a pire : il y a le sujet du livre.
Ici, je ne puis faire autrement que de me livrer à un spoiler. On n'est donc pas obligé de poursuivre.
Le sujet du livre (publié en 1961) est la création d'une intelligence artificielle à partir de « calculateurs électroniques ». Son inventeur a conçu le projet de lui donner la personnalité d'une femme, et toute la seconde partie du livre fait le récit de ce drame : un être qui se croit femme, et souffre de ne pas en avoir le corps ni les sensations.
Poser en ces termes la question de la sensibilité possible d'une conscience artificielle est une démarche plutôt moderne en 1961, mais je ne voudrais pas m'engager dans une histoire des thématiques de la science-fiction.
Ce que j'en retiens – et c'est plus personnel que jamais – c'est ceci : en ouvrant ce livre, j'étais convaincu de ne l'avoir encore jamais lu. Je comprends en le terminant que je me suis trompé : je l'ai forcément lu, à l'époque, en même temps que mes autres Buzzati.
Lu, digéré, oublié en apparence... mais en apparence seulement car tout cela continuait à cheminer secrètement dans mon inconscient. Et cette idée, pour finir, m'est revenue sous une autre forme dans le premier de mes romans à avoir été publié : une intelligence artificielle qui joue de sa féminité et souffre de ne pouvoir posséder un vrai corps de femme... Ceux qui ont lu La Parallèle Vertov comprendront de quoi je parle.
Mon roman transforme suffisamment l'idée pour que je me sente à l'abri de toute incrimination de plagiat (aucun de mes lecteurs n'a d'ailleurs jamais relevé cette étrange concordance). Il n'empêche que la découverte est pour moi très déstabilisante.
On se demande souvent de quoi se nourrit l'imagination d'un écrivain. Hé bien, j'ai un début de réponse : dans mon modeste cas, elle se nourrit de l'oubli.
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