Je suis né d’une erreur du vent et de la mer
C’est pourquoi j’ai vécu au rythme des marées
Entre les hommes et dieu je n’ai pas pu choisir
Poisson-lune égaré sur un trottoir vitreux
Je n’ai fait que passer sans pouvoir respirer
Un enfant replié s’est pris dans ma mémoire
qui m’empêche d’atteindre le pays d’où je viens
Quand trouverai-je enfin de quoi crever mes yeux
sur le plancher glissant d’une barque fantôme
Si je viens à mourir qu’on me jette à la mer
dans l’aube bleue des sables je trouverai ma route
J’arriverai enfin à cette grande fête
où mon corps fait surface
à l’intérieur du sel
Ce sont des enfants seuls
attelés à leurs cris
qui avancent de face
sur des chemins possibles
ils nous jettent des mots
simples comme les pierres
leur royaume visible
est une route droite
ils entrent par effraction
dans nos yeux éboulés
et suivent des aurores
qui toujours se rassemblent
ils creusent leurs demeures
dans les charpentes mortes
pour apporter aux évidences
le démenti formel
d'un battement de cœur
Requiem (en souvenir d’Anna Akhmatova)
Si je meurs seul
s’il n’y a personne
pour me conduire en mer
ou me coucher dans les genêts d’Aigoual
s’il faut que j’aille au cimetière
je voudrais que ce soit dans celui d’Arcachon
sur une dune ensoleillée
près de la Ville d’Hiver
je voudrais qu’on m’habille avec ce velours noir
que je garde en lieu sûr
d’une chemise blanche avec un foulard rouge
qu’on mette dans ma poche une pipe d’Irlande
avec du tabac blond
un petit miroir doré
le Rimbaud bleu de poche 498
sans oublier un sac marin, une paire de rames, une bouée
de sauvetage et un bouquet d’immortelles
J’attends la Vague immense qui m’ouvrira les yeux…
PRAGUE
Extrait 3
sous chaque pont ma tête a heurté des éclats
car j'appartiens depuis au long cheminement
des barques sur le fleuve…
c'est l'heure où j'ai joué à simuler la mort
la tête traversée d'orages ensevelis
je déchirais mes poings sur des chargeurs
impassibles
les étrangers sur les tourelles nous fixaient en
silence…
j'ai aussi partagé d'incroyables demeures
où la table est dressée à chaque heure du jour
…
Prague — août 1968.
.../...
plus personne n’arrive à Ellis Island…
Je suis plein d’un vieux sang arménien
ou bulgare
et j’ai vu à Brooklyn un certain marchand d’ombres
qu’on appelait Bontchek
qui calculait la nuit
tout le temps qui restait
avant la venue du Messie
Je suis le voyageur des mémoires manquées
mais Ellis Island est fermé pour toujours…
.../...
PRAGUE
Extrait 5
quelqu'un jouait dans l'ombre un air étrange
et beau
je l'écoutais en m'éloignant
un cortège passait portant les premiers morts
des femmes se signaient devant St Venceslas
j'allais de groupe en groupe les yeux criblés
de terre
au milieu d'une place je veillais le grand corps
d'un étudiant moldave…
et j'ai vécu ainsi caché dans les carcasses
à mi-corps sous un char j'attirais les oiseaux
derrière une fenêtre on entendait crier
et des barques fleuries se croisaient en silence
mon corps était désert si longuement cherché
et pour me joindre au défilé des survivants
j'avais mis des soleils dans mes yeux
uniformes…
Prague — août 1968.
PRAGUE
Extrait 4
j'ai rompu le feu des pierres et du pain
noir
j'étais vivant je n'avais que des frères
j'étais cloué au bois dont on fait les poteaux…
ainsi j'étais sans arme j'affrontais
mes blessures
dans la complicité des buveurs de vodka
et de la chair aussi difficile à porter
n'ai-je pas été sage d'étendre au loin la mort
qui creusait dans mes gestes des passages
fertiles ?
ainsi étais-je à Prague engagé sans limite
la nuit je m'enroulais dans des habits de
morts
je mourais par instants à l'insu de mon corps
et puis je m'enterrais dans les yeux
des épaves…
j'allais sans savoir où je marchais à l'envers
et j'offrais aux enfants de grands bouquets de
neige
…
Prague — août 1968.
Parole d’Agur
à Yannis K1TSOS prisonnier du fascisme grec
avec des bouts d’avion je me ferai des ailes
et avec du napalm je changerai mon sang
je bourrerai ma tête de grenades au phosphore
et par une nuit claire je tomberai en feu
sur les villes accroupies dans leurs charniers
immenses
je détruirai enfin tout ce qui nous ressemble
je brûlerai partout jusqu’à notre mémoire
et puis je sauterai au milieu de la mer…
PRAGUE
Extrait 2
je me souvins aussi de ces églises en feu
pleines d'enfants brûlés suspendus aux vitraux
j'y entrais sans issue en quête de mémoire
l'enfant Jésus dormait d'un vieux sommeil de
pierre
un lourd parfum d'encens oblique
et monotone
s'illuminait en moi…
à chaque instant tourné du côté où mourir
j'avançais grand ouvert au-devant des tueurs
au bord de la Moldau mon visage recule
des rafales vivantes ont couché dans mes yeux
des groupes d'enfants tristes accrochés aux
blindages
et je buvais sans m'arrêter
…
Prague — août 1968.
PRAGUE
Extrait 1
une feuille de sang recouvrait les fontaines
la nuit était si claire qu'elle ne pouvait passer
j'écoutais sur le fleuve descendre un chant
funèbre
qui parlait de deux sœurs disparues sous les
eaux
à Prague je me souviens d'avoir offert des
des fleurs
sur le quai d'une gare
à des soldats muets
derrière la synagogue j'avais planté une tombe
car la présence aussi est la grande douleur
je remontais sans fin vers le ghetto
quand j'apprenais par cœur tous les nombres
sacrés
qui renvoyaient au fond de mes paroles
blanches
l'écho agenouillé des cantiques de Sion…
Prague — août 1968.