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Critique de Charybde2


Une formidable mosaïque pour dire le Cuba des années 50, dire le langage, dire la littérature.

Publié en 1966, le premier roman de Guillermo Cabrera Infante fut d'emblée un choc. Ce journaliste littéraire et cinéphile cubain né en 1929, de parents communistes,emprisonné deux fois sous le régime Batista, fut de la révolution castriste de 1959 à 1962 à la tête de l'Institut du Cinéma et d'une grande revue littéraire, avant que la déception, la disgrâce et le rejet du régime ne l'exilent d'abord comme attaché culturel à Bruxelles, avant de quitter définitivement Cuba en 1965.

Traduit en 1970 par Albert Bensoussan chez Gallimard, qu'est donc ce « Trois tristes tigres » de 1966 (à part un terrible exercice de prononciation pour un Français) ? Tels des mousquetaires, les tigres sont en fait quatre (un écrivain, un acteur, un photographe et un musicien), associés à un mystérieux cinquième larron surnommé Bustrofedon. Quatre pour dire La Havane des années 50, son ambiance, ses bars, ses musiques, ses soirées enfumées jusqu'au petit matin, sa misère, ses touristes américains conquérants et méprisants, ses oppressions économiques et sociales… Quatre pour errer, se chercher et peut-être (ou pas) se trouver, à ces âges encore jeunes (mais plus adolescents) où l'on rêve de se forger un destin individuel, mais où l'on pense et sent le besoin – si l'on a un peu de coeur - d'une aventure collective. Quatre surtout, pour mettre en scène, autour du secret Bustrofedon, les deux véritables héros de « Trois tristes tigres » que sont le langage et la littérature.

Le langage d'abord : d'une grande admiration pour Joyce (à qui il sera souvent comparé), Cabrera Infante extrait une volonté d'échantillonner très largement l'ensemble des composantes dialectales, argotiques ou régionales de l'espagnol cubain, en profitant des acrobaties permises par sa trame, dans laquelle virevoltent de nombreux narrateurs occasionnels autour des principaux protagonistes, et de la figure de Bustrofedon, bien sûr, personnage qui, largement par accident, a voué sa vie aux jeux de langage quasiment oulipiens.

La littérature ensuite : parce qu'au fond, c'est d'elle dont il s'agit tout au long, et singulièrement de son apport au réel et à l'action. Les références cachées dans le texte, visibles ou plus discrètes, sont innombrables. Lorsque le même récit de la visite d'un couple de touristes américains est repris trois fois dans des tonalités différentes, ce n'est pas seulement le clin d'oeil au Rashômon de Ryunosuke Akutagawa, c'est toute l'objectivité du point de vue et son impossible réalisation du fait des limites du langage de chacun qui sont mises en exergue. Et de même, avec un brio monumental, lorsque le récit de l'assassinat de Trotsky au Mexique est repris sept fois en pastichant sept grands écrivains cubains du XXème siècle.

"Trois tristes tigres" n'est pas un roman au sens encore un peu classique du terme, c'est une formidable mosaïque émouvante de tout ce qu'on peut faire en littérature lorsque l'on a imagination et talent…
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