Citations sur Je te hais (30)
Malgré la peur, je m’exécute docilement, mais, plus je progresse dans la maison, plus l’odeur devient insupportable. Je discerne facilement un mélange de produits ménagers et de déjections. Mon imagination bat son plein. Je le vois commettre les pires atrocités, puis tenter de tout effacer. Tous mes sens m’entraînent vers la conclusion qui s’impose : il les a tuées.
Avec brutalité, il me projette devant lui et m’intime d’avancer.
Je dépasse le chambranle et me dirige vers l’escalier en béton. Les marches poussiéreuses s’enchaînent, les unes après les autres, pour me conduire vers la liberté.
Mais est-ce vraiment la liberté qui m’attend au rez-de-chaussée ?
Les cris, les supplications épouvantables ! Puis ce silence… Glacial. Terrifiant. Désormais, c’est moi qui subis sa colère, ses coups, ses humiliations… Il faut que j’en sorte absolument, pour éviter l’irrémédiable.
Avant qu’il me replonge la tête dans l’eau croupie, je m’écrie, hurlant comme je ne l’ai encore jamais fait :
— Je ne suis pas comme Dorothée, pa’ ! J’suis un homme ! Pas une salope de chouineuse !
Nouvelle immersion. Immonde.
Sa main pèse des tonnes. Je suffoque. J’ai l’impression que ma vie s’envole. C’est implacable, inéluctable. Mais finalement, alors que, impuissant, j’abdique, il m’accorde un nouvel instant de répit. Il me fusille du regard, me laisse recouvrer quelques forces, puis se met à parler en rafale, comme il le fait quand il a bu. D’ailleurs, ce soir, il empeste l’alcool.
Rapidement, sa silhouette massive se faufile dans le silence bétonné du réduit qui me sert de pièce à vivre depuis que j’ai osé prendre la défense de ma sœur. Confiné comme un cafard, un nuisible, c’est ma punition pour l’avoir défié. Je n’avais pas le droit, je suis allé trop loin. Ce sont ses affaires, pas les miennes. Un merdeux de onze ans est fait pour écouter son père et non se mettre en opposition.
Mais comment aurais-je réagi si j’avais réellement aperçu quelque chose ? Si l’une de ces créatures m’avait dévoilé son vrai visage ?
Je n’ose y penser, car, finalement, je sais aujourd’hui qu’ils existent… Oh ! pas comme les monstres imaginaires pourvus d’une poignée d’yeux vitreux ou de mâchoires à rallonge bien garnies de dents tranchantes prêtes à vous dévorer…
Non, ces monstres-là ne se matérialisent pas comme un enfant de huit ans pourrait le concevoir, mais de façon bien plus insidieuse, au travers de repères et de schémas qu’il côtoie tous les jours et dans lesquels il a donné toute sa confiance.
— A-t-il expliqué pourquoi on l’avait enfermé ?
— Non. Je te l’ai dit, ses propos étaient incohérents. Il parlait d’une gigantesque araignée qui les avait faits prisonniers, lui et sa sœur, et qui leur avait pondu des œufs dans le corps.
— Une araignée ? Des œufs ?
— Cherche pas… Il était en état de choc.
Le commissaire insista :
— Mais pourquoi cette image ? Une araignée…
— L’araignée est souvent comparée à une entité malsaine, diabolique, destructrice. Il avait peut-être en tête cette image de son père.
La pièce à vivre n’avait rien à envier à la cuisine en termes d’intensité horrifique. Même si le canapé avait été débarrassé des victimes, conduites en urgence à l’hôpital Édouard-Herriot, une forte odeur de cuivre saturait l’air ambiant.
Le flic hocha la tête avant de reprendre l’inspection visuelle de la pièce. Il fixa les éclaboussures figées sur les murs, telles des aquarelles morbides, puis suivit les sillons vermillon qui partaient du frigo pour rejoindre le seuil de la porte.
En remarquant la grande empreinte de main brunâtre dessinée sur le chambranle, il s’arrêta.
— Vous en pensez quoi, Musard ? Ça remonte à quand ?
L’homme, muni de l’attirail nécessaire, était à la recherche d’indices pouvant expliquer la sauvagerie de la scène de crime.
Il rehaussa les petites lunettes rondes qui avaient glissé sur le bout de son nez.
— À vue d’œil, je dirais entre douze et vingt-quatre heures, grand max. D’autant que les collègues d’à côté ont constaté une rigidité cadavérique totale et des lividités très marquées sur le corps de la mère.