AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de patrickdml


Aujourd'hui, Saint-Valentin. Je viens de terminer la lecture de cette formidable correspondance, avec, n'ayant aucune honte à l'avouer, les larmes aux yeux. Depuis un mois, ces deux-là m'accompagnaient. Quel vide désormais !
J'imagine avec effroi le vertige ressenti par Maria devant le gouffre creusé par l'annonce de la mort tragique de son cher Albert. Son amant avec lequel elle avait vécu sans cesse, par pensée, par la correspondance ou la présence physique auprès d'elle. Sans jamais cesser de l'aimer.
L'amour qui unit ces deux prestigieux amants n'est jamais à mettre en doute. Alimenté par de longues périodes de frustration, il s'épanouit lors de leurs retrouvailles. Un amour qui se nourrit de ces échanges épistolaires et d'une complicité érotique partagée dans leurs chairs. Ni Maria ni Albert, tout en restant plutôt pudiques, n'hésitent à décrire leur désir. C'est un amour indestructible, et la confiance qu'ils avaient l'un est l'autre dans leurs sentiments n'a jamais faibli.
Ces lettres, quelle somme ! Nul doute que nombre de commentateurs de tous poils vont s'en emparer pour les analyser, les comparer, les critiquer. C'est vrai qu'elles resteront une mine pour les biographes, les historiens du théâtre, les amoureux de Maria Casarès, les admirateurs et, je le pressens, les détracteurs d'Albert Camus.
Nous suivons les déplacements de chacun d'eux quasiment au jour le jour. Nous pourrions aligner les séjours successifs de l'un et l'autre, tant en France qu'à l'étranger (et ils bougent beaucoup) et mesurer ainsi leurs « périodes » ensemble et répondre à la question : combien de jours ont-ils vécu ensemble, somme toute ? J'en connais qui se feront une joie de répondre à cette question.
Le Camus qui écrit à son amante n'est pas celui que le public connaît. C'est un homme confronté à la maladie, aux aléas du quotidien, aux affres de la création et à l'instabilité de sa situation familiale. C'est un homme amoureux qui cherche désespérément un équilibre pour sa vie personnelle. C'est un homme, tout simplement. Et si nous ignorions quel intellectuel il était, un homme ordinaire.
En revanche, nous découvrons Maria Casarès, une femme extraordinaire, franche, spontanée, naturelle, intelligente, indifférente à sa célébrité, ce qui ajoute à son charme, généreuse en tout, et fidèle à l'indestructible amour qui l'habite pendant douze ans (quinze ans et demi auxquels je retranche la coupure de trois ans et demi).
Dernière lettre du 30 décembre 1959 : Camus écrit : « Bon. Dernière lettre. »Certains y voient comme une prémonition. Il n'en est rien ici. Cette formule revient souvent dans ses lettres : 7 septembre 1948 ; 3 janvier 1949 ; 11 juillet 1950 ; 11 mars 1951 ; 24 août 1951 ; 12 décembre1954 ; 23 avril 1957, donc presque à chaque fois qu'il écrit à Maria avant leurs retrouvailles, sous-entendu : « Dernière lettre avant de nous retrouver ». Aucune prémonition ce 30 décembre 59. (Sa lettre à Catherine Sellers datée du même jour commence aussi par « Voici ma dernière lettre »)
En revanche, l'évocation de la mort est souvent présente dans les missives de l'année 1959 :
Le 2 juillet : « Non, la mort ne sépare pas, elle mêle un peu plus au vent de la terre les corps qui s'étaient déjà réunis jusqu'à l'âme. Ce qui était la femme et l'homme tournés l'un vers l'autre devient le jour et la nuit, la terre et le ciel, la substance même du monde — on peut s'oublier dans la vie, se détourner, se séparer, la vie est oublieuse — mais la mort est cette mémoire aveugle qui n'en finit pas — pour ceux qui veulent, qui consentent à mourir ensemble. »
Le 14 décembre : « Je te suis pas à pas, jusque dans la tombe et au-delà — à moins que je ne t'y précède. Qu'importe ! Un seul coeur aura battu en nous qu'on entendra encore, nous disparus, dans le mystère du monde. »
Quel style, pour un homme aux préoccupations ordinaires ! Bon. Je retire « ordinaire ».
Où l'on apprend leur détestation des pays nordiques et de la Belgique en particulier. Lettre du 8 octobre 1954 : « Aussitôt la frontière passée, dès le douanier belge, la vulgarité commence et l'ennui. Étrange peuple, vraiment, né de rien, semble-t-il et voué à d'épaisses tâches. Depuis mon départ, je n'ai pas vu non plus qu'en Hollande ou en Belgique un seul beau visage ». Plus loin, Maria Casarès enfonce le clou : « Voir la Belgique et mourir »
C'est sans doute de l'humour méditerranéen ! Je pourrais personnellement leur en vouloir et chercher à me venger. Après avoir écrit « le Belge égaré en Ariège », qui m'empêcherait d'écrire « L'Algérien égaré en Belgique » ? Hum…, humour belge !
Où l'on apprend que « le Premier Homme » devait comporter « cinq à six cents pages, au moins » (lettre du 18 septembre 1959), que sa rédaction ne commence guère qu'en mai 59 (lettre du 22 mai : « J'ai démarré le chariot embourbé ». Ce seront 144 pages manuscrites qui seront trouvées le 4 janvier 1960.
À la différence de Maria Casarès, Camus s'exprime peu sur son travail ni sur ses fréquentations, par pudeur, peut-être par précaution. Il cultive une sorte de secret, comme s'il avait cloisonné sa vie. J'imagine assez bien une grande maison où les portes de chaque pièce sont soigneusement maintenues closes. Dans la chambre « Correspondance avec Maria », personne n'entre.
À l'inverse, Maria raconte tout : son emploi du temps, ses projets, ses rencontres. Elle n'hésite pas à donner son avis sur ses lectures, les spectacles qu'elle voit (ça, Camus le fait aussi parfois), les gens qu'elle fréquente. Nous vivons avec les acteurs, les metteurs en scène, le public des admirateurs, partageons ses succès, ses extinctions de voix. Elle ne cache ni ses douleurs, ni ses efforts pour grossir un peu, ni les attentes de son désir. Une femme dont tous les hommes tombent amoureux, forcément. Elle, la tête froide, reste compréhensive et souriante, sauf avec les importuns qu'elle écarte sans ménagement. Je suis persuadé qu'elle est restée fidèle à son bel amant tout au long de ces douze années d'un amour d'abord passionné et douloureux, puis fort et serein, sûr de lui, indestructible, éternel.
Il faut saluer la publication de cette correspondance, et même si notre époque est friande de ce genre de dévoilement, celle-ci, entre Maria et Camus (nom et prénom volontairement omis) restera, plus qu'une révélation, le témoignage rare d'un amour sublimé.
Commenter  J’apprécie          111



Ont apprécié cette critique (10)voir plus




{* *}