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Critique de batlamb


Quel curieux roman ! Les points de vue et les protagonistes se succèdent rapidement au sein d'une narration tantôt sans recul (les dialogues sont omniprésents dans la première partie), tantôt très distanciée (les deux autres parties prennent la forme d'une revue de presse chronologique et d'analyses théoriques). le récit n'a donc pas de forme fixe. Il est en perpétuelle évolution, exactement comme les salamandres qu'il met en scène. Si bien qu'il est difficile d'appréhender ces salamandres, de les comprendre… C'est bien entendu l'effet recherché par Čapek : à l'image des premiers protagonistes, puis de l'humanité entière, nous assistons à la découverte et l'expansion d'une espèce à l'intelligence inédite depuis homo sapiens. Sans vraiment concevoir où nous allons. Entre surprise, enthousiasme… et angoisse.

Hé oui, que se passerait-il si une telle espèce apparaissait sur Terre et s'y multipliait ? Pas grand chose de bon, nous répond Čapek. Car malgré l'humour omniprésent, les résultats du contact entre l'humanité et les salamandres font souvent froid dans le dos : à l'altruisme de quelques-uns s'oppose la bêtise insensible de la masse, qui a tôt fait de réduire les nouvelles arrivantes en esclavage, dans une course effrénée au profit. Voilà une satire bien corrosive qui dresse un portrait d'une humanité aveugle et égoïste, où chacun poursuit ses intérêts dans son coin pendant que le bateau prend littéralement l'eau. Les salamandres endossent à la perfection le rôle de travailleuses presque robotiques (ce mot « robot », popularisé par Capek, est dérivé de « robota », synonyme de « travail » en tchèque) au point de se rendre indispensables : à l'image de tout progrès technologique, une fois qu'elles sont assimilées à la société humaine, on ne peut plus faire machine arrière, pour le meilleur, mais ici surtout pour le pire.

Outre la satire socio-économique, on trouve des parodies des principaux courants politiques de l'époque (les années 1930), en particulier le nazisme : un savant allemand se plaint par exemple de l'humanisme qui conduit à vouloir vivre ensemble au lieu de massacrer les minorités envahissantes. Et les salamandres elles-mêmes, par leur absence dérangeante de personnalité et leur homogénéité, font songer aux sociétés dystopiques, à commencer par les classes inférieures du Meilleur des mondes d'Huxley, ou encore l'humanité « opérée » de Zamiatine dans Nous autres. Deux sources que Čapek connaissait certainement.

Au-delà de ces multiples références et caricatures, Čapek démontre aussi l'impossibilité de coexister dès lors que l'on est trop nombreux. Même si l'on est bien plus débonnaire et conciliant que l'humain moyen. La croissance exponentielle des salamandres m'a paru à cet égard fortement révélatrice. En effet, difficile de ne pas y voir un reflet déformé de celle de l'humanité. de même que la volonté avide de leurs maîtres (et leur propre volonté de vivre) pousse les salamandres à se multiplier jusqu'au point de non retour, qu'arrivera-t-il à notre espèce bien moins docile quand elle se sera encore accrue (comme cela est prévu), de plusieurs milliards d'individus dans un monde où elle vit déjà à crédit ? Poser la question, c'est déjà entrevoir la logique implacable qu'elle recouvre, similaire à celle que Čapek met en oeuvre dans son roman.

Un fervent combattant de la surpopulation, du nom de Claude Lévi-Stauss, disait : « Il n'est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble ». Selon son point de vue, la haine de l'autre ne serait qu'un symptôme de ce problème, y compris la Shoah, dont Čapek était destiné à être victime (si sa mort naturelle ne lui avait pas permis de frustrer la gestapo). Čapek anticipe d'ailleurs quelque peu les ravages du nazisme, notamment à la fin du roman, . Sous ses aspect légers et fantaisistes, ce roman de Čapek interroge le sens de notre expansion en tant qu'espèce.
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