"Vous avez compris, m'a t'il demandé, ce que son avocat est en train d'essayer ?"
Je n'avais pas compris.
"Il veut le faire craquer. Il se rend compte que ça manque de tripes, que le public le trouve froid, alors il veut qu'on voit la cuirasse. Mais il ne se rend pas compte, c'est horriblement dangereux de faire ça. Je peux vous le dire, il y a quarante ans que je trimballe mon carton à dessin dans tous les tribunaux de France, j'ai l'oeil. Ce type est un très grand malade, les psychiatres sont fous de l'avoir laissé passer en jugement. Il se contrôle, il contrôle tout, c'est comme ça qu'il tient debout, mais si on se met à le titiller là où il ne peut plus contrôler, il va se fissurer devant tout le monde et je vous assure, ça va être épouvantable. On croit que c'est un homme qu'on a devant nous, mais en fait ça n'est plus un homme, ça fait longtemps que ça n'est plus un homme. C'est comme un trou noir, et vous allez voir, ça va nous sauter à la gueule. Les gens ne savent pas ce que c'est, la folie. C'est terrible. C'est ce qu'il y a de plus terrible au monde."
Qu'il ne joue pas la comédie pour les autres, j'en suis sûr, mais est-ce que le menteur qui est en lui ne la lui joue pas? Quand le Christ vient dans son cœur, quand la certitude d'être aimé malgré tout fait couler sur ses joues des larmes de joie, est-ce que ce n'est pas encore l'Adversaire qui le trompe?
J'ai pensé qu'écrire cette histoire ne pouvait être qu'un crime ou une prière.
Il se faisait penser au malheureux monstre de la Belle et la Bête, avec ce raffinement supplémentaire que la belle ne se doutait pas qu’elle dînait avec lui dans un château où personne avant elle n’avait pénétré.
De façon assez peu flatteuse pour son ami, il considérait comme allant de soi une distribution des rôles où lui était le brave type guère expérimenté en amour et elle la sirène qui par pure malice, pour s’assurer de son pouvoir et détruire un foyer qu’elle enviait, l’enserrait dans ses filets. Voilà ce qui arrivait quand on n’avait pas fait les cent coups à vingt ans, on se retrouvait à bientôt quarante ans en pleine crise d’adolescence.
On nous parlera de compassion. Je réserve la mienne aux victimes.
Quelques fois, la conscience de ce qu’il avait fait déchirait la torpeur où il se laissait glisser. Qu’est-ce qui aurait pu le tirer d’affaire ? Un incendie à la fac, réduisant en cendres toutes les copies ? Un tremblement de terre, détruisant Lyon ? Sa propre mort ? Je suppose qu’il se demandait pourquoi, pourquoi il avait foutu sa vie en l’air. Car de l’avoir foutu en l’air, il était persuadé.
Face à l'évidence, il s'est défendu comme l'emprunteur de chaudron à qui, dans une histoire qu'aimait Freud, le prêteur reproche de le lui avoir rendu percé et qui fait valoir, d'abord que le chaudron n'était pas encore percé quand il l'a rend, ensuite qu'il l'était déjà quand on le lui a prêté, enfin qu'il n'a jamais emprunté de chaudron à personne.
Qu'il ne joue pas la comédie pour les autres, j'en suis sûr, mais est-ce que le menteur qui est en lui ne la lui joue pas ? Quand le Christ vient dans son cœur, quand la certitude d'être aimé malgré tout fait couler sur ses joues des larmes de joie, est-ce que ce n'est pas encore l'Adversaire qui le trompe ?
Objectivement, la partie est perdue, on devrait abandonner mais on va quand-même sur cette case, ne serait-ce que pour voir comment l'adversaire va la piéger.
"On pouvait évidemment soutenir que dans un cas comme le sien cela valait mieux, mais Martine était d'avis que dans tous les cas, sans exception, une lucidité douloureuse vaut mieux qu'une apaisante illusion, et ce n'est pas moi qui vais lui donner tort là-dessus."