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Critique de Gustave


Dans la très grande famille des oeuvres littéraires inspirés d'un fait divers réel, l'Adversaire est sans aucun doute un très bon livre, même si je ne peux m'empêcher de penser qu'il est d'une puissance moindre comparé à un Thérèse Desqueyroux ou Madame Bovary (pour ne citer que ceux-là).


A la décharge d'Emmanuel Carrère, la vie de Jean-Claude Romand lui-même constituait une histoire, ou plutôt un non-histoire dont la transposition romanesque s'avère d'emblée des plus délicates.


Une des formules les plus frappantes employées par l'auteur est en effet la suivante: "Dehors, il se retrouvait nu. Il retournait à l'absence, au vide, au blanc, qui n'étaient pas un accident de parcours mais l'unique expérience de sa vie."


Ces quelques lignes résument Romand dans sa totalité: son mensonge ne recouvre aucune autre réalité sur sa vie. Il n'avait pas d'activité ou de vie parallèle (trafiquant de drogue, d'armes, agent d'un service secret, ou même plus prosaïquement un autre travail): ses journées au cours desquelles il prétendait travailler à l'OMS, à Genève s'écoulaient quotidiennement dans une morne oisiveté que l'on a de la peine à concevoir, par sa durée insensée (près de 18 ans) et par le soin qu'il mettait à conserver sa façade illusoire de faux médecin, chercheur de renommée internationale.


Un des éléments clés dans un récit fondé sur un secret ou un mensonge, c'est l'existence d'une réalité autre qu'il convient de dissimuler. Il en est ainsi de Tendre est la nuit, où c'est la schizophrénie de l'héroïne qui fait l'objet d'un secret, ainsi que dans Jane Eyre où c'est l'existence d'une première épouse chez le personnage principal, Edward Rochester qui est maintenue cachée jusqu'à ce que cette vérité éclate.


Un autre exemple canonique, cette fois ci dans le cinéma est Lord of War, où l'époux trafiquant d'armes tait son activité illégale à son épouse.


Or le mensonge de Jean-Claude Romand ne recouvre aucune réalité autre que l'on peut définir de manière positive (au lieu d'être médecin il était trafiquant, par exemple). Son mensonge ne peut être défini que d'une manière négative: il n'était pas médecin; et tout s'arrête ici. Il n'a jamais été autre chose qu'un faux médecin, là où l'immense majorité des autres menteurs ont précisément été autre chose que ce qu'ils prétendaient être. L'on assiste ici au mensonge à l'état pur, où celui-ci se suffit à lui-même.


Emmanuel Carrère n'avait donc, dans la vie de Jean-Claude Romand qui lui servait de matériau pour son livre, aucun élément qui aurait pu nourrir une intrigue romanesque fondée sur des actions, étant donné qu'il n'en existe quasiment pas. Il m'a paru remarquable à cet égard de constater que quasiment la moitié du roman est constituée par la dernière année avant le drame, où sont longuement relatées les tentatives de J.C. Romand pour préserver un mensonge qu'il n'a plus les moyens financiers de soutenir, étant donné qu'il a puisé dans toutes les économies de son entourage sous divers prétextes.


A vrai dire, pour les raisons mentionnés ci-dessus, un roman de pure fiction inspiré du cas Romand aurait nécessairement été non pas fondé sur une intrigue mais tout entier sur l'introspection de son personnage principal, cherchant à comprendre la nature des ses actes, à l'image de ce qu'a fait François Mauriac avec Thérèse Desqueyroux. On aurait pu également imaginer un récit dialogué, au cours duquel le retour sur soi-même se fait à travers les propos faits à un confident, à l'image de ce qu'a fait Joseph Conrad avec Lord Jim.


Ces choix auraient peut-être permis de donner au roman une plus grande force de persuasion qui lui manque un peu par endroits. Il est parfois difficile de se défendre contre l'impression qu'Emmanuel Carrère cherche à se prémunir contre la tentation de s'identifier à Jean-Claude Romand, comme s'il craignait que cela mette son équilibre intérieur en danger.

Une telle crainte est au demeurant justifiée, si l'on songe au précédent que constitue le cas de Truman Capote, qui a payé de son équilibre la rédaction terriblement éprouvante de son chef d'oeuvre, de sang-froid, dont la genèse est similaire à l'Adversaire: un écrivain rencontrant l'auteur d'un fait divers atroce pour nourrir son prochain livre...
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