AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Malaura


S'il est un personnage de papier qu'un écrivain aspirerait à créer, un personnage à la psychologie complexe et trouble, suscitant des sentiments contrastés, à la fois repoussant et fascinant, entier et nébuleux, un personnage à la Raskolnikov ou à la Rastignac, un personnage ayant vécu mille vies, au destin riche, romanesque et aventureux...oui, s'il est un personnage de fiction qu'un écrivain rêverait de coucher sur le papier dans toutes ses contradictions et ses ambigüités, dans tous ses vices et ses débordements, dans toute sa discordante splendeur, alors sans doute que Limonov serait celui-là.
Mais Edouard Limonov n'est pas un personnage de papier, il n'est pas un héros de fiction, il est un homme bien vivant de chair et de sang auquel les méandres d'une vie romanesque, dangereuse, trépidante, « une vie qui a pris le risque de se mêler à l'Histoire », ont inspiré à Emmanuel Carrère ce superbe récit portant son nom de plume « Limonov ».

De prime abord, rien ne prédestinait ce jeune garçon nait en 1943 dans une lointaine banlieue ukrainienne à mener une vie d'aventures et de péripéties. Rien, si ce n'est une volonté farouche d'être quelqu'un, de marquer les esprits, de devenir un héros et de tout faire pour y parvenir.
Ecrivain-voyou, mercenaire, homme politique, vedette de magazines, Limonov a tout fait, tout vu, tout vécu, la misère à New-York, la gloire littéraire à Paris, la guerre dans les Balkans, la prison et l'action politique en Russie où il est devenu l'un des principaux contestataires anti-Poutine à la tête du parti politique National-Bolchevique.
Oui, Limonov est Un Personnage. Emmanuel Carrère ne s'y est pas trompé en décidant d'écrire la biographie de cet homme haut en couleurs, intransigeant, dur à cuire, bagarreur, baroudeur, sulfureux, anticonformiste et provocateur.
Car dans Limonov, il y a tout et son contraire, l'adjectif et son antonyme, le blanc et le noir dans un seul corps, le Ying et le yang dans une seule âme.
Allumé et illuminé, dingue et tordu, et dans le même temps homme éclairé, érudit, d'une intelligence remarquable, d'une mémoire prodigieuse, capable de s'astreindre à une discipline de vie et de travail rigoureuse et ascétique et, comme un sage bouddhiste, d'accéder au nirvana.
La déchéance ? Il s'y plonge jusqu'à toucher le fond et se vautrer dans la fange la plus pestilentielle pour, toute honte bue, se relever et repartir à l'assaut de la vie.
Le sexe ? Avec les femmes, cet homme au profil de chef de gang, au visage de mafieux, aux airs de petite frappe est sincère et vrai, fidèle jusqu'à l'abnégation. Avec les hommes, « Molodiets », « bon p'tit gars », l'on n'est pas un homme si l'on n'a pas vécu au moins une fois l'expérience de l'homosexualité !
La prison ? Qu'à cela ne tienne, il fera des exercices respiratoires dans la solitude de sa cellule, il interrogera ses codétenus et leur dédiera un livre !
Avec Limonov c'est tous les jours la roulette russe. Ca passe ou ça casse ! Et c'est sans doute cela qui fascine autant chez lui, cette prise de risques perpétuelle, ce caractère jusqu'au-boutiste, cette façon d'aller toujours au fond des choses quoi qu'il en coûte, cette manière de marcher dans la vie comme un équilibriste sur un fil, en surplombant l'abîme et tant pis si l'on tombe, on aura au moins vécu !
Il est le héros russe par excellence, l'ardente âme russe dans toute son exaltation, sa dureté, sa violence, sa fougue, sa générosité et son courage, sa rage et sa rusticité, il est l'âme des « possédés » de Dostoïevski, libertaire, révolté, assoiffé, un loup sempiternellement aux abois.
Puisant sa force dans chaque instant, chaque moment bon ou mauvais que la vie donne, trouvant matière à réflexion, à expérience, à enrichissement dans tous les bonheurs que la vie offre et dans tous les coups durs qu'elle assène.
Jamais chez un homme lumière et ombre n'auront été aussi marquées, aussi violemment contrastées, aussi intrinsèquement liées et indissociables.
Si ses choix de parcours ont souvent été contradictoires, si ses manières l'ont fait souvent passer pour un salaud, Emmanuel Carrère soutient que les choses sont « plus compliquées que ça », et s'applique à le démontrer au fil d'une enquête captivante en brossant le portrait d'un individu hors norme mais aussi en saisissant toute l'histoire politique de la Russie depuis l'après-guerre jusqu'à nos jours.

Un ouvrage d'une ampleur et d'une densité phénoménales qui touche autant à l'individu qu'au collectif, qui creuse l'intime et dévoile l'universel, qui aborde une partie pour englober le tout.
Avec ce ton juste, intime, amical, qui sonde aussi bien le coeur des êtres que des choses, l'auteur d'« Un roman russe » peint une formidable fresque de la Russie contemporaine, foisonnant d'anecdotes véridiques, personnelles et historiques. de l'ère communiste et son régime dictatorial à l'éclatement du bloc soviétique, de l'entrée dans un capitalisme effréné et mortifère à la démocratie pervertie des oligarques, c'est le grand ballet russe de la politique poststalinienne qu'Emmanuel Carrère, sans jamais sombrer dans le didactisme soporifique, fait virevolter et s'agiter comme dans un grand spectacle du Bolchoï.
Les grands noms de la politique s'y croisent avec ceux de la dissidence, de la littérature et des arts en un concert détonant comme une symphonie de Rachmaninov.
L'auteur, sincère, pudique et vrai, n'omet pas de s'y livrer comme dans « D'autres vies que la mienne », analysant son parcours de parisien bien né à l'aulne des tumultes et des désordres de la vie de Limonov, et dans un style tour à tour journalistique, humoristique, mesuré, quelquefois cru, toujours pertinent, fait de ce docu-fiction un cocktail éclatant de force et d'intensité.
Avec ce « coktail Limonov » aussi rafraîchissant qu'explosif, Emmanuel Carrère, au faîte de son talent, confirme qu'il est l'une des plus belles voix des Lettres françaises contemporaines.
Avec cela il nous donne le goût de redécouvrir les oeuvres de Soljenitsyne ou Lermontov, de découvrir les nouvelles plumes de l'Est tel Zakhar Prilepine, et bien-sûr celle subversive et effrontée du Johnny Rotten des Lettres russes, Edouard Savenko dit « Limonov ».
Commenter  J’apprécie          741



Ont apprécié cette critique (50)voir plus




{* *}