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Citations sur L'Oeil en feu (7)

Toi qui, allongée sur ton canapé, es en train de lire ce livre illisible qui ne dit rien, ne veut rien et ne signifie rien, tu parcours avec lui (tu fais du voilier) le plan transparent de notre monde. Au début de cette phrase, tu es une section vue en tomographie–une femme tenant un livre à la main–, découpée dans une forme effilée qui est ton véritable corps, et à présent tu es une autre section, tenant une autre section de livre entre tes mains. Mon livre t’accompagne comme un bébé phoque suit sa mère, beaucoup plus court qu'elle, et ce qui se déroule entre vous, la dense toile d'araignée tissée entre ton cerveau et lui (deux manuscrits face-à-face, entre lesquels tes pensées, tes intuitions et tes tropismes glissent à la façon d'une navette ou d'un rayon de plus en plus intense entre les miroirs d'un laser), traverse perpendiculairement la membrane de l'existence pour devenir une sphère d'abstractions scintillantes, le vrai livre, notre interface cérébrale, ma manière de me pencher sur toi et de te parler.
(p. 505)
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Avertissement : la citation qui suit est bien composée d'une phrase unique qui, fait notable, n'a pas subi de "coupes" lors de la traduction.

Et, peu à peu, le non-être et l’oubli engloutirent le capitaine des pompiers et sa folie suicidaire, la chambrette dont le tapis figurait des oiseaux parmi des sapins, la vieille maison aux fenêtres flanquées de grotesques têtes de lions en plâtre peint, la cour aux lauriers-roses en fleurs, la rue dont les flaques d'eau reflétaient la course incessante des nuages, le quartier tout entier, imprégné d'odeurs de saucisses et de dahlias, la ville noyée dans la végétation, les clochers de ses centaines d'églises, la plaine du Bărăgan s'étendant à perte de vue, festonnée d'argent par les rivières et émaillée de villages miteux, la Valachie endormie, parfumée, renversée comme une crêpe entre les Carpates et le Danube aux îles hérissées de minarets parmi les figuiers, les Balkans énigmatiques dont frémissait la force latente, l'Europe de l'Oural à Gibraltar, qui rassemblait des nations croyant encore à l'héroïsme de la guerre plus qu'aux délices du repos et qui lançait comme une queue de paon les feux de ses yeux hypnotiques –Rome, Paris, Amsterdam, Vienne, Lisbonne–, la planète oscillant incertaine sur son axe, alternant les périodes de chaleur et de glaciation, subissant des pluies d'étoiles et traînant ses ceintures de Van Allen comme un sillage d'aiguilles de quartz balayées par le vent photonique, le système solaire, et puis la galaxie elle-même, horloge dorée parmi ses sœurs non moins chimériques, et puis, venus des confins du champ visuel et se concentrant au centre, d'autres fils d'or et d'autres encore, qui formaient des structures cellulaires et des cordons, des métagalaxies et des hypergalaxies et des ultragalaxies, se concentrant sans cesse au centre du champ visuel, dans un monde exponentiel plus élevé, vu par un œil inconcevable, une scie verte, grossière et menaçante qui se mettait à rétrécir, entraînant des effets inattendus de concavité et de grossissement des contours, et il apparut finalement qu'il s'agissait de la patte d'un insecte.
(p. 112)
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À l’extrémité opposée de la ménagerie, sur la droite se trouvaient les chevaux. Ils laissaient Mircea indifférent, mais Luci, qui en était fou, entraîna toute la bande aux écuries, où des hennissements inquiets retentissaient toujours à l’heure du repas des grands fauves. Des poneys aux longues crinières décorées de rubans, une licorne et quelques chevaux robustes, aux paturons délicats et aux yeux de velours, se partageaient les stalles. À vrai dire, seule la licorne était digne d’intérêt, avec son unique corne d’un bleu nacré, à la spirale ainsi faite qu’elle ne s’achevait jamais. On aurait suivi son enroulement à l’infini : de la taille d’une main d’enfant sur le front, elle ne cessait ensuite de se rétrécir, devenait à peine de la grosseur d’un crayon, ensuite d’une aiguille, d’un cheveu, d’un fil de la vierge, et encore plus mince, des spires toujours plus serrées, jusqu’au moment où, selon les savants, elle enroulait des molécules et puis des atomes et puis des protons et puis des hadrons et puis des quarks et puis des gluons et puis… Jamais aucun appareil ne pourrait en atteindre la pointe ultime. Voilà pourquoi il suffisait à la licorne de vous effleurer pour vous guérir de n’importe quelle maladie.
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Selon lui, tout écrit devait être un évangile, ou ne pas être. Il en voulait surtout à la littérature. Un livre n’avait pas à être un appareil à produire de beaux rêves, il ne se justifiait que s’il était une flèche décochée vers le salut. Lequel n’était pas donné à tous, ni même à la plupart. Un livre, c’était au fond un tamis, un mécanisme sélectif, une succession de grilles et d’épreuves de plus en plus ardues, de telle sorte que la horde des lecteurs qui s’engouffrait dans la grande salle d’accueil s’amenuise rapidement, qu’il n’en reste, si possible, que la moitié après les dix premières pages et un dixième au bout de cent. À partir de là, les tunnels rétréciraient, les trappes et les autres pièges se multiplieraient, des fauves doués de parole prononceraient des phrases que bien peu de gens sont capables de recevoir, en aucun cas ceux qui se nourrissent de lait et de bouillie. Vers la fin, les épreuves deviendraient inhumaines, les exigences absurdes, et l’on serait complètement dépouillé : du langage, des valeurs et même de l’image du cosmos que nous portons tous à la naissance, estampillée sur la poitrine, le dos et les épaules. Le livre se mettrait en mouvement comme une gigantesque rotative, comme un tourbillon d’héroïne pure qui jetterait les lecteurs un à un dans la nuit, là où sont les pleurs et les grincements de dents. Brûlés et mutilés par la lumière, ils tomberaient, moucherons impondérables, entre les pages des livres raisonnables, où ils demeureraient, consommant sagement leur littérature, leur lait et leur bouillie de chaque jour.
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Notre réalité quotidienne ne serait pour d’autres qu’un mauvais rêve. Je sortais souvent, lorsque j’habitais encore rue Uranus. Je vagabondais. Un soir, vers les neuf heures, me voilà dans la froide solitude de la place de l’Université. La bâtisse ornée de statues était aussi sombre que la carène du Titanic. Quelques personnes attendaient le trolleybus en grelottant. La nuit presque noire élevait encore plus haut les quatre statues, dominantes et menaçantes comme des parents sévères. À leurs pieds, les gens, emmitouflés dans de vieux pardessus, ne se parlaient pas. Serrés les uns contre les autres, se soufflant à la figure la buée d’un automne avancé, brièvement éclairés par les phares des voitures comme par le faisceau d’une lanterne de chasseur, ils se taisaient tous, le visage livide, les lèvres violacées, la glabelle creusée de rides profondes, d’un noir de charbon ? Qu’auraient-ils pu se dire ? Se raconter les histoires incroyables dont me berçait ma mère ? Et qui donc aurait pu les comprendre ? Traversant la place obscure, les mains dans les poches, j’essayais d’oublier la folie installée sous mon crâne, j’essayais d’échapper à Victor, à Maarten et à M. Monsú, aux araignées, aux araignées, aux atrocités indescriptibles découvertes dans les puits au fond desquels je descendais, mais je les retrouvais tous dans le monde réel, amplifiés, aussi durs et froids que le granit des pavés, aussi friables que le stuc des statues, aussi affaissés que les seins des malheureuses ménagères, munies de leurs éternels cabas qui leur allongeaient les bras jusqu’aux genoux. Car il ne sortait ni de mon crâne ni de mon manuscrit, l’ouvrier qui, dans une file d’attente devenue un écrabouillage de corps humains, une ruée désespérée vers quelques carcasses de poulets poisseuses et violettes, une cohue hurlante tendant des centaines de mains griffues et crochues, l’ouvrier qui, un tournevis acéré au poing, se frayait un chemin dans le magma d’organes noués, piétinant les enfants, bousculant les femmes, lacérant le dos des hommes. Et elle ne sortait pas non plus de mon esprit malade, cette autre file, dont m’avait parlé ma mère, la file de jeunes filles, belles ou laides, des ouvrières de la conserverie obligées de se déshabiller dans leur atelier, entre les tas de tomates et les bocaux, et d’attendre nues dans le froid, cachant leurs seins avec leurs bras, qu’on les couche sur le tapis roulant, qu’on leur écarte les cuisses, puis que des doigts brutaux, des doigts d’homme, farfouillent dans leur vulve et dans leur rectum (là, sous le vasistas du toit en tôle ondulée), pour enregistrer celles qui étaient enceintes, afin qu’elles ne puissent pas se faire avorter, et pour morigéner les autres, qui n’accomplissaient pas leur devoir patriotique de reproductrices.
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J'imaginais parfois la rédemption comme une éjaculation de papillons flottant par milliards dans un sperme d'or, issus de milliards de crânes humains et peints à la strychnine, à la suie et au safran. Noircissant le ciel, ils battaient des ailes dans l'air d'or en fusion, vers les labyrinthes et les abîmes de l'au-delà, et tous s'engouffraient dans le tourbillon gélatineux d'une trompe gigantesque. Chacun souhaitait son salut, chacun était assoiffé de salut, mais ils périssaient à chaque instant par milliers, épuisés, ou dévorés par des monstres difformes. Et une épaisse boue de papillons devait s'écouler sans gloire de cette Vulve.
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On pourrait dire un rouage important si le récit était une vieille montre détraquée puant le vert-de-gris, comme les enfants en dénichent parfois au fond d’un tiroir pour se mettre aussitôt à les démantibuler : arracher le couvercle, déglinguer le boîtier, extirper de leurs cases en rubis les pignons, les balanciers, un spiral illusoire, des pièces en cuivre aux formes indéfinies, maintenues par des vis presque invisibles. Le gamin les aligne devant lui, sur la table brillante, sans comprendre comme un esprit humain a pu inverser la destruction. Il est tellement naturel de défaire, tellement bizarre de construire ! Assembler deux pièces, c’est jeter un regard sur l’avenir, c’est prévoir, pressentir, prédire. Un but se dessine, encore fantomatique, et alors on se dépêche, on le voit de mieux en mieux au fur et à mesure qu’on ajoute des pièces et des sous-ensembles et, finalement, l’objet qu’on a fabriqué devient un œil ouvert ce qui est à venir, sur les jours éloignés, sur le siècle suivant. Chaque horloge (or, d’une certaine manière, toutes les choses en sont) prévoit le temps et, simultanément, l’époque où il ne sera plus. En abîmant les jouets, en cassant la vaisselle, en crevant les baudruches, l’enfant transforme l’avenir en passé, en irréparable. Le voici, réfléchi par la table polie, en train de poser les pièces sur le reflet de son visage : les roues dentées les plus grosses sur les yeux, le ressort sur le nez, le cadran sur la bouche. Il pouffe de rire, tourne la tête vers la cuisine et crie : Viens voir, maman, je suis le Temps !
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