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Critique de domi_troizarsouilles


Une fois encore, c'est grâce à Lirtuel (la bibliothèque belge francophone en ligne) que je suis tombée sur ce titre, qui n'aurait autrement sans doute pas attiré mon attention, car je l'ai peu vu sur les réseaux, et à peine aperçu en librairie – où il n'était de toute façon pas particulièrement mis en avant.

Peut-être est-ce parce que ce roman se situe à la croisée de plusieurs genres ? Pas tout à fait littérature blanche, pas tout à fait policier, c'est un peu un hybride - certains parlent même de roman noir… vraiment ? – au même titre que « Alabama 1963 » de Ludovic Manchette et Christian Niemiec, qui avait été l'un de mes grands favoris cette année-là (lu en juillet 2021). J'avoue que « Les ombres de Oak Island » ne m'a pas autant émue, mais on ne peut nier qu'il rassemble les mêmes ingrédients : une enquête menée « de loin » par des policiers qui n'y croient pas tout à fait (ici, parce que l'enquête est presque aussitôt reprise par le FBI, ce que le shérif du coin –notre personnage principal - regrette mais accepte avec fatalisme quasi sans sourciller), mais aussi le tableau de la vie quotidienne dans une petite ville (ici en Caroline du Nord), et en particulier la vie quotidienne, familiale quelque peu bouleversée pour diverses raisons, de ce fameux shérif, Winston Barnes.
Le plus marquant, bien évidemment, est qu'on est précisément 21 ans plus tard [que dans « Alabama 1963 »] : on est en 1984, Ronald Reagan est président ; mais surtout, on est 21 ans après le mouvement pour les droits civiques… et pourtant rien n'a fondamentalement changé pour les Noirs. Certes, les écoles sont désormais « mixtes », même au niveau des professeurs – même si Ed Bellamy, l'un des personnages secondaires bien intéressants dans ce livre, semble être le seul enseignant Noir de tout l'établissement du coin. Mais la ségrégation persiste de fait, les deux communautés vivent dans des quartiers séparés et ne se côtoient pas vraiment au quotidien, si ce n'est par obligation. En outre, les nostalgiques d'une ségrégation dure (du KKK ?) restent nombreux, et le font entendre ! Ce sont quelques mots déplacés qui creusent tout à coup un fossé entre ces nostalgiques et les citoyens réellement ouverts ; mais ça va jusqu'à aller terroriser certains quartiers ciblés, la nuit, en agitant des drapeaux confédérés, et en mettant tous les maux des États-Unis sur le dos des Noirs…

L'auteur parsème cette situation, que j'ai ressentie comme l'argument principal du roman, de quelques éléments qui tiendraient bien davantage d'un roman psychologique : le cancer de l'épouse de Winston est à peine évoqué mais constamment présent avec, presque davantage que la maladie même, la crainte de se retrouver sans assurance santé, tandis que le retour de leur fille à la maison est d'un réalisme époustouflant. La jeune femme vit un deuil post-natal difficile (et c'est peu dire), elle qui a mis au monde un enfant décédé très peu de temps après. Ce deuil périnatal est rendu avec une précision chirurgicale et toujours extrêmement juste, dans des détails qui sonnent tellement vrais !

Cette peinture sociale et sociétale d'une petite communauté brosse un tableau contrasté et terriblement (malheureusement ?) réaliste des Etats-Unis en 1984… mais le lecteur européen ne peut s'empêcher de penser que, 40 ans plus tard, on est peut-être bien dans un mauvais remake de « Retour vers le futur ». Pour ma part, je suis toujours aussi hallucinée que le poste de shérif fasse l'objet d'une élection, sans tenir compte en aucune façon des compétences des candidats – et ici, nous sommes à une semaine de l'élection du shérif local, qui oppose Winston, en poste, intègre quoi qu'il lui en coûte, mais vieillissant, et le fils héritier d'une riche famille active dans l'immobilier, sans aucune envergure si ce n'est son fric, adepte du KKK… mais qui selon l'auteur (sans qu'on comprenne jamais bien pourquoi) a toutes les chances de remporter cette nouvelle manche.

Le rythme est lent mais jamais lassant, il y a presque un côté contemplatif ; par ailleurs, l'auteur laisse beaucoup d'espace aux relations entre les personnages, à des dialogues parfois au couteau, à des évocations des guerres passées aussi (Corée pour Winston, Vietnam pour Ed Bellamy cité plus haut). On en oublierait presque l'enquête, qui reste cependant comme un fil rouge en arrière-plan. Je ne vais pas refaire le résumé, surtout à ce stade de mon commentaire, mais en très bref : Winston et sa femme ont été réveillés en pleine nuit par ce qui ressemble à un crash d'avion, eux qui vivent à deux pas du tout petit aéroport local. Se rendant sur place, Winston va découvrir le corps d'un jeune homme, Noir, tué par balles, et la carcasse d'un gros avion type cargo, entièrement vide – et rien d'autre ! Comme il y a suspicion de trafic de drogue, le FBI est aussitôt appelé : deux agents prennent en charge l'enquête (y compris celle de la mort du jeune homme), tandis qu'un troisième, pilote vétéran lui aussi du Vietnam, est dépêché sur place pour déplacer l'avion – car il faut un spécialiste – et logé chez Winston, le temps que l'avion soit suffisamment remis en état pour ce faire. Winston ne mènera pas d'enquête parallèle, comme on aurait pu imaginer dans un scénario typique à l'américaine comme tant aiment souligner l'antagonisme entre les forces de police locales et le FBI, mais continue d'accomplir l'une ou l'autre tâche presque comme un larbin des agents fédéraux, ce qui va l'amener plus d'une fois dans des situations tendues ou inattendues.

Ladite enquête s'emballe subitement vers la fin, pour une chute complètement imprévisible… et pourtant, on ne peut s'empêcher de penser qu'elle a été habilement amenée, tous les éléments étaient là, souvent dans des détails qui sont apparus çà et là dans l'histoire l'air de rien (et c'est ça qui en fait une grande réussite !), pour prendre sens dans cet ultime soubresaut de l'histoire, inattendu comme je disais, mais préparé avec un soin diabolique.

Bref, si vous recherchez un bon policier, vous serez peut-être déçu par ce roman que certains disent noir, à mon avis un peu trop rapidement. Il y a bien une enquête, mais quelque peu masquée, laissée en arrière-plan au profit d'une peinture sociale et sociétale absolument lumineuse des États-Unis qui n'en finissent pas de chercher leur chemin entre ségrégation et vie ensemble pour tous, mettant en scène quelques personnages marquants tout en contrastes. La chute est complètement inattendue mais parfaitement amenée. Une vraie réussite, à déguster en toute tranquillité, dans le respect de ce rythme lent mais jamais lassant.
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