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Critique de Woland


Préface indédite : Henri Godard

ISBN : 9782070393312

Nous parlions, l'autre jour, du très modeste tremblement de terre qui a pris Brest comme épicentre. Eh ! bien, "Féerie Pour Une Autre Fois", c'est, comme qui dirait, un tremblement de terre qui amènerait une sorte de "Chute de la Maison Usher" mais sans le côté maléfique de la nouvelle de Poe puisque la maison en question n'est autre que l'immeuble habité par Céline alors que les Alliés bombardent Paris et qu'il hésite à quitter la capitale et, à plus forte raison, la France.

"Mais," me ferez-vous observer, "quand il y avait des bombardements, les civils descendaient tous dans les abris !" Ah ! Les gens "normaux", oui, sans doute . Mais sachez que ceux de l'univers célinien ont des coutumes bien plus originales. Oh ! Pour parler de descendre, dans les caves ou dans les abris, ils en parlent et ils en discutent. Mais, qu'ils soient pro ou anti-Céline, ça ne les empêche en rien de se cramponner, avec un âpre désespoir, aux appartements de l'immeuble pendant une alerte qui durerait presque six-cent-trente-deux pages si la première partie du livre n'évoquait surtout les années durant lesquelles Céline demeura prisonnier.

Si la guerre est une tragédie, elle est avant tout pour Céline, et ce depuis la Première, la Grande, une absurdité et sa "Féerie pour une autre fois" le démontre avec génie. Si tout débute dans un calme relatif, avec la visite d'une amie de jeunesse, Clémence Arlon, en la seule compagnie de son fils (le mari, Marcel, étant resté chez lui), que Céline suspecte tout de suite des pires intentions à son sujet (la guerre est finie mais les rancoeurs demeurent et le Breton de Courbevoie est toujours un paria), on se retrouve vite sous les bombes et dans les explosions. Les locataires de l'appartement de la rue Girardon, que l'auteur occupait à Montmartre avant sa fuite devant les vainqueurs, s'affolent, élisent pour la plupart comme refuge, d'ailleurs bien exigu, un dessous de table qui restera à jamais dans toutes les mémoires et se lancent à qui mieux mieux dans un spectacle dominé par l'absurde et commenté par un Céline parano mais en pleine forme.

Il n'en rate pas un, il n'en rate pas une et au milieu, nous avons la Crevasse qui s'est creusée (surtout, ne nous demandez pas comment ) probablement sous l'immeuble, amenant les appartements du haut au même niveau ou presque que ceux du bas. Les appartements et leurs occupants, bien entendu. Tantôt la Crevasse se referme, tantôt elle s'ouvre en un zig-zag qui, glaçant au début, finit par s'intégrer dans l'ordre des choses. Mais il y a mieux encore : il y a Normance.

Normance, c'est l'un des habitants de l'immeuble, un anti-Céline résolu, marqué en outre par une obésité prodigieuse et un appétit de sommeil que je n'ai encore jamais rencontré ailleurs. Mais Normance donne aussi son nom à la seconde partie du roman que les Editions Gallimard ont réunie ici à la première, laquelle, éditée en 1952 je crois, reçut un accueil glacial de la part du public et de la majorité des critiques. Cette première partie constitue d'ailleurs une sorte de kaléidoscope où se mêlent le passé et le présent et qui se focalise, nous l'avons déjà dit, sur les années que Céline passa en prison, de 1945 à 1947. L'écrivain y est au zénith de sa verve pamphlétaire, de son mépris de la bien-pensance, de sa haine aussi envers ceux qui l'ont trahi et enfin de sa revendication absolue des années et des oeuvres de l'Occupation.

Céline revendique, Céline se bat, Céline se défend bec et ongles, Céline se montre tel qu'il fut en prison, sans aucune complaisance, c'est-à-dire souffrant entre autres de la pellagre et ne bougeant pas de son tabouret jusqu'à y être collé. Il se met alors à aboyer - c'est le terme utilisé et nul ne doutera de sa sincérité - pour faire venir ses gardiens afin qu'ils le conduisent à l'infirmerie pour y recevoir un lavement dont on s'amusait, pour "le punir", à faire grimper la température jusqu'à 50°. Céline éructe, Céline vomit, Céline défèque - et l'on est parfois tenté de croire qu'il se représente lui-même comme un étron, qu'il l'ait réellement pensé ou qu'il se soit contenté de dépeindre l'opinion de ses geôliers - Céline souffre, Céline interpelle le lecteur, Céline le supplie d'acheter son livre pour le faire vivre car il n'a plus rien et tout le monde lui en veut et puis, insensiblement, Céline, l'homme que l'on peut juger si vraiment l'on y tient (mais, dans ce cas, pourquoi oublier d'en juger bien d'autres de ses contemporains et confrères en littérature ? ) retourne à son état naturel : celui de Céline, l'écrivain qui vous raconte le pire de manière féroce et drôlatique, baroque et simple, naïve et cynique, réaliste et paranoïaque ...

En ce sens, la jaquette du volume de la Collection Folio est particulièrement bien choisie : tout s'écroule, tout s'effondre, tout se brise, tout se mélange - tout semble aspiré vers l'abîme (la fameuse "Crevasse" qui deviendrait ici un symbole marquant les erreurs politiques céliniennes, le châtiment trop dur qu'on lui infligea (mais c'est toujours bien vu de s'attaquer au génie et les vers de terre n'aiment rien tant que cela) et l'affirmation d'une misanthropie et de troubles qui, nous le savons, nous qui l'avons suivi jusqu'ici, existaient bien avant les années quarante chez l'homme comme chez l'écrivain.

Plus que les volumes précédents, "Féerie pour une autre fois" se rebelle à l'idée d'être raconté ou résumé. On peut saisir au passage quelques morceaux de ce puzzle extraordinaire comme le défilé de ceux qui viennent voir Céline vaincu et interdit de parution, la haine que lui vouent tant de gens qui ne le connaissent même pas, l'hallucinante pluie de bombes, cette alerte qui dure, qui dure ... à n'en plus finir, la Crevasse-Symbole, à la fois réelle et imaginaire, la tête, énorme et sanglante, de Normance, résistant de la Onzième heure, qui envoyait des lettres anonymes à Céline "le Collabo", les meubles qui dégringolent, les murs qui s'effondrent, les appartements qui se reconstituent, les Alliés qui approchent, l'Occupant qui recule, les "belles rouges, jaunes, bleues ..." qui transfigurent un ciel devenu tonnerre permanent ...

Et Jules, Jules le Démoniaque, que j'allais oublier et qui représenterait, d'après ce que j'ai pu en savoir, le double du peintre Gen Paul ! Jules, dans sa caisse de cul-de-jatte, Jules, blessé à la guerre comme Céline, Jules que celui-ci, dans un délire somptueux, voit comme le chef d'orchestre de la valse des bombardiers ! ...

Et, bien sûr, on peut assurer aux lecteurs que l'intrigue et les personnages, voire les plus minuscules silhouettes, sont bien dans la veine de ce qu'il connaît ici de Céline. Il y a aussi Bébert, le chat bien-aimé, qu'on aperçoit à peine mais qui est là en permanence : ses "humains", qui le cherchent, épouvantés, ont beau l'appeler à cor et à cri, Bébert se tapit dans un coin et observe tout, un peu comme son maître mais avec plus de sérénité, c'est sûr, avant de réapparaître triomphalement dans les bras de Lili.

"Féerie pour une autre fois", un titre de Céline qu'on a tendance à ignorer ou à passer sous silence - enfin, c'est mon opinion - mais qu'il est absolument indispensable de lire pour mieux suivre l'incroyable parcours littéraire d'un homme qui ne fut certes pas un ange mais qui, au moins, n'hésita jamais à l'admettre. Et puis, ce style, cette puissance, ce génie imposant en marche, qui broie tout sur son passage, envers et contre tous ...

Sans oublier la dédicace, si simple et si belle :

"Aux animaux
Aux malades
Aux prisonniers"

Jamais jusqu'ici je n'avais lu ou vu un livre dédié avant tout aux animaux. Maintenant, c'est fait. Merci encore, Monsieur Céline. ;o)
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