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Féerie, c'est un antidote. Un anti-poison.

Écrit en deux fois, la première partie en 1952, la seconde, Féerie II, aussi appelée Normance, en 1954, toutes deux publiées ensemble, comme le voulait Céline, pour la première fois seulement en 1993.

Céline y ouvre comme le dit si bien Henri Godard, un « porche" sur la seconde partie de son oeuvre romanesque, après Voyage et Mort à crédit. Un" porche " sur la trilogie allemande, les errances pathétiques de Céline, Lili et Bébert dans l'Allemagne chaotique de la fin de la guerre, sur l'arrestation au Danemark et les deux ans de prison, sur le séjour dans la cabane « baltave ».

C'est là, justement , à Korsor, que Céline reprend la plume pour écrire Féerie , une fois sorti de prison. Il sait quelles charges pèsent contre lui : son antisémitisme viscéral, ses pamphlets, la collaboration par les mots plus que par les actes. Il craint le retour en prison.

Alors pour se défendre, il frappe.

Il provoque, il délire, il extrapole, il hyperbole, il vaticine, il entraîne dans une apocalypse gigantesque son lecteur, le saoule, l'étourdit, l'hypnotise, lui tire le feu d'artifices de son style. Plus fou, plus bleu, plus rouge, plus phosphoré que ça, tu meurs !

Le prétexte : un petit coup de nostalgie, et Céline retrouve sa Butte Montmartre en été 44, son appartement céleste au 5ème étage de l'avenue Junot, avec une vue imprenable sur tout Paris, il y revoit une visite, celle de Clémence Arlon, venue le prévenir que ça va mal, qu'il faut partir…ou alors venue repérer déjà ce qu'elle prendra chez Céline après sa fuite précipitée ?

Très vite, ce prétexte se perd, le fil se rompt et Céline raconte avec force détails scabreux son incarcération danoise, les bruits , les cris, les odeurs et les poisseurs de la taule, les douleurs de la pellagre, le harcèlement des gardiens, la promiscuité des voisins fous ou torturés…puis revient en 44, à Montmartre, le jour mémorable d'une embrouille avec son meilleur ami, le peintre montmartrois expressionniste Gen Paul, devenu dans le roman Jules, un sculpteur cul-de-jatte- scène qui est elle-même interrompue par un bombardement dantesque de la Butte.

Un tiers de prison, de plaintes et de ressassements exaspérés et douloureux, et deux-tiers de grand-guignol apocalyptique. Rien d'autre. Une nuit et un début de matinée. Plus de 600 pages, en tout.

Et pourtant, la magie opère.

Car cette Féerie, c'est du grand art !

Une Grande Chronique à la façon des récits médiévaux ou plutôt de leur pastiche le plus célèbre : les romans de Pantagruel et Gargantua de notre bon François Rabelais.

Les géants sont là. Un Géant passif, Normance, sorte d'Hippopotame placide et flasque, dont l'obésité fait écran aux écroulements, fait masse dans les failles et les crevasses ouvertes par les bombes et dont la tête enturbannée fait office de bélier pour enfoncer les portes. Et un Géant actif, le vigilant Ottavio de la défense …passive pourtant, sorte de Saint Christophe lumineux, enfantin, italien, qui porte les blessés, dans les escaliers branlants, écartant les ruines et qui les sauve avant de retourner à sa sirène d'alarme, une fois le calme revenu.

La Dive Bouteille est là : c'est le « vulnéraire » qui sauve, la potion magique qui revigore et qu'il faut aller quérir au péril de sa vie de l'autre côté du monde- c'est-à-dire de l'autre côté du couloir de la bignolle, Mme Toiselle, la pipelette, sorte de Charon des âmes perdues, figure tutélaire tantôt ridicule, tantôt effrayante avec ses clefs qui interdisent et sa clochette qui dénonce.

Panurge- l'artisan de tout, en grec- est là : le Grand Fornicateur- il a même essayé de peloter l'incorruptible Lili !- et le Grand Dénonciateur : juste avant le Bombardement Dernier n'a-t-il pas traité Céline de Boche devant tout le monde ? Et surtout le Grand Orchestrateur : c'est lui le fou céleste, le cul-de-jatte à roulettes, qui monté, dieu sait comme, sur le moulin de la Galette, commande aux bombardiers alliés et orchestre de sa canne d'infirme le tir des bombes sur la Butte, tout en virevoltant dans sa caisse roulante, sur l'étroite plate-forme du moulin, sans rambarde, au-dessus du vide en flammes !

Dans ce maelstrom rabelaisien, une petite humanité pitoyable. Les moutons de Panurge réfugiés sous la table de la concierge, sous la garde vigilante du bon chien Pirame, gentil Cerbère - c'est le petit peuple de l'immeuble : résistants aux aguets, petites filles pisteuses et vicieuses, vieilles chipies, pleutres, évanescentes ou ivrognesses, hommes sans tête et sans couilles - et le docteur Destouches sans seringue- ou faut-il dire Céline sans papier – la pénurie de l'écrivain- bientôt sans éditeur et peut-être sans lecteur, le chat Bébert, introuvable et fugace diablotin qui se joue du feu et des bombes, et la belle danseuse intrépide, agile, forte et rieuse, Lili, Lucette- ici baptisée Arlette, en hommage peut-être à Arletty, amie de Céline.

J'allais oublier le Fantôme de cette Grande Chronique fantasque et épique : Norbert alias le Vigan, alias La Vigue, acteur fascinant au regard fixe et fou, le seul à ne rien percevoir de l'Apocalypse ambiante car il PRÉPARE UN RÔLE !! Il s'apprête à recevoir le Pape -tiens, tiens, revoilà Rabelais !- et aussi Churchill !

Du grand délire ! Et pourtant que de finesse - que d'habileté !

C'est à la féerie de son style que Céline, l'écrivain aux abois, convie son lecteur, c'est à ce lecteur qu'il s'adresse, avec lui qu'il dialogue- esquivant ou prévenant les reproches et les coups!

Vous trouvez que j'en fais trop ?... que j'exagère ? …que je perds le fil ? … que je yoyote ? …z'en verrez des chroniqueurs comme mézigue ! …fidèle ! …précis ! …sérieux et tout ! comment que je m'évertue à la rigueur scientifique ! … que je m'applique !.. que c'est perdu pour vous autres, un « marrateur »pareil !

Et que je dynamite la syntaxe ! …que je féconde la morphologie !.. que j'ensemence le vocabulaire !...comment j'invente un parler racaille ! …comment je me fous du conditionnel : vous en perderiez votre latin, tout Pline que vous êtes !

Et puis du rythme !... une façon de vous déplacer frivole l'adjectif !...de faire danser les énumérations !...de faire planer les petits points !... de syncoper l'exclamative !...une petite polka des mots… rien que pour vos esgourdes ! la goualante popu' et la Grande Musique aussi !... ma chanson du Règlement pour toute la première partie, histoire de mettre un peu de joyeuseté à la Bruant dans le prélude- et de piger qui c'est la « carogne » à qui je « ferai dans les mires deux grands trous noirs » !...et pour la Musique la Grande, des airs d'opéra - la lettre de la Périchole et les duos de Mimi-Rodolphe entre les broum- broum tonnant des bombes !... Toute la gomme on vous dit !...on ne lésine pas !...

Mais voilà que je m'emballe, moi ! Tout doux, Michfred ! n'est pas Céline qui veut ! …c'est que je suis emballée, aussi !...

Un vrai morceau d'anthologie !...rabelaisien, outrancier, baroque ! Un régal stylistique, des personnages épiques, une chronique fantastique, qui font oublier l'exil, la prison, les lendemains qui déchantent- et redonnent à l'écrivain traqué, au paria parano l'estime de ses lecteurs et, il le dit, celle de lui-même. Mériterait une ville, tiens : Célingrad !

Féerie, oui, c'est un antidote à la réalité, un élixir de Création, une décoction de Vie, un vulnéraire contre la poisse : la Dive Bouteille du Style, rien qu'elle, surtout elle, elle encore et par-dessus tout !


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Premier roman publié par Céline à son retour en France, Féérie pour une autre fois raconte deux épisodes de sa vie : ses derniers mois dans son appartement parisien avant la Libération, et son séjour dans les prisons danoises.

Sa rancoeur s'étale tout au long de l'histoire : ses derniers patients qui sentent son départ imminent et viennent lorgner ses meubles pour savoir quoi prendre lors du pillage à venir, la jalousie des autres écrivains qui l'agressent sans lui arriver à la cheville, le manque de reconnaissance des Français quand il a cherché à leur éviter la guerre, ...

Sauf que c'est le pauvre lecteur, qui a pourtant acheté son livre, qui se prend toutes les récriminations en pleine figure et paie pour les autres. le style est haché, halluciné, et vraiment difficile à suivre. Si certaines critiques avaient reproché à l'auteur de « piétiner dans la merde », cela peut s'appliquer ici au sens propre, Céline nous parlant à n'en plus finir des lavements qu'il a reçu en prison, ou de son ami cul-de-jatte qui se soulage dans sa caisse, ...

La seconde partie, Normance, semble avoir un plus grand succès. J'espère vivement qu'il sera meilleur, parce que ce premier volume n'est pas vraiment à la hauteur de mes espérances...
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Il est en colère le Ferdinand, il éructe, vocifère, crie, gueule, invective. du fond de sa cellule au Danemark, il est temps de régler ses comptes avec tous ces moralisateurs et résistants de la dernière heure qui le condamne lui le héros de la première guerre mondiale, médaillé de la légion d'honneur.

"Tous les lâches sont romanesques et romantiques, ils s'inventent des vies à reculons, pleines d'éclats, Campéadors d'escaliers !"

C'est un florilège de mots inventés déformés, d'adjectifs, de points d'exclamations, d'injures qui défile sous mes yeux de lecteur qui réalise immédiatement qu'il lit un olni indescriptible. Il raconte son enfermement, ses constipations et comment il aboie pour qu'on l'emmène à l'infirmerie lui faire des lavements pour le libérer de ses souffrances. Son voisin de cellule (surnommé l'otarie) qui se cogne la tête contre le mur en prend plein son grade également, Ferdinand voudrait qu'il se la cogne plus fort sa putain de tête pour qu'enfin il se taise à jamais. On lui a tout pris au Ferdinand, les vautours étaient là avant les forces de l'ordre pour alléger son appartement parisien de ses meubles et autres effets personnels. Cela le rend fou alors il écrit, des pages et des pages dans un état paranoïaque extrême. Et le lecteur dans tout ça, il le conjure, l'implore, le maltraite :

"Vous achetez donc Féerie 3 francs ! Mettons trois francs ! Trois francs d'avant la Grande Guerre ! Autant dire cadeau ! Moi au cadeau alors j'en suis ! Voilà ! D'une petite concession à l'autre ! Oh pas que je vous aime ! Vous m'avez fait beaucoup trop de mal ! de félonie en félonie, lâcheté moutonne ! Vous pouvez crever ! Je dirai : Coréens les voici ! de tout coeur ! Mais enfin la librairie compte ! Vous achetez Féerie ! le texte vous vexe ? Ça vous regarde ! C'est de moi que je ris, c'est moi le squelette à croûtes, lichens ! le marrant le sort où je suis chu ! En cinquante ans de labeur féroce, inventions, conscience et honneur, héroïque, moi médaillé avant Pétain, pilorisé par des pillards !"

Le rythme est totalement hallucinant et ce n'est que la première partie du roman. Car ce qui suit c'est "Normance" où dans un délire absolu Céline raconte le bombardement de l'usine Renault par les aravions de RAF et plonge le lecteur au coeur de l'immeuble dans lequel les habitants sont coincés sous une pluie de phosphore.

"Il rigolera !...nous aussi, on rira fort ! Jaune ! Rouge ! Bleu !... une féerie pareille!... d'autres encore avions, qui foncent !... qui poudroyent !... et broyent!...rouge ! Jaune ! Bleu ! Vert ! Ça c'est un petit plus que Pline ! Nous, c'est cent Vésuve à la fois !...et de tous , les côtés de l'horizon ! Il a suffoqué des sulfures, Pline ! Nous alors ? Alors ?...ah, naturaliste de mes choses ! C'est qu'un petit cratère le Vésuve à côté de la terre nous qui hausse, érupte, bouillonne, d'au-delà des Andelys à l'ouest, à Créteil au nord ! Et bien vingt geysers ! Que Vincennes, le Château, surgit, vous diriez d'une houle de flammes ! Qu'il ressort tout noir, absolument noir sur le feu ! Telle l'apparition du Château !"

Mais c'est moi lecteur ahuri qui suit bombardé par les mots de Céline, c'est une éruption volcanique d'inventions, de digressions, d'injures ; il écorche, distord, bistourne, argote, jargouine, triture et surtout régénère, rénove, bonifie le langage. La petite musique de Céline est grotesque, carnavalesque mais tellement jouissive.

Un roman sur l'absurdité de la guerre que je ne suis pas prêt d'oublier. Quel panard !
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Rares sont les auteurs de la trempe de Céline qui ont pondu de pareil monument étranger difforme, tors, profond à n'en déceler le fond, hérissé, vallonné, bouillant, bruyant. Ici, Féerie pour une autre fois révèle Céline au summum de son Art. Folkloriquement parlant, l'homme se porte bien lorsqu'il imagine, très certainement au mieux. Face au réalité, quelque complication s'immisce gentiment. Céline, Louis-Ferdinand Céline, lui, Louis Destouches est un grand dans le second domaine, très grand, LE grand. Il vous cloue imaginairement devant la véracité humaine métaphysique… il vous la rive, fond, fusionne à la conscience. Les situations peintes, énoncées, décortiquées, détaillées par ses « héros » et personnages rendent transparentes les natures, les profondes métaphysiques. « C'est des filigranes la vie, ce qu'est écrit net c'est pas grand-chose, c'est la transparence qui compte », je ne croyais pas tant mieux tomber, dans Féerie pour une autre fois, pour illustrer toute son oeuvre, sa philosophie et ses aspirations psychologiques. Il y a de quoi vous en aliéner, vous biaiser, en vous ouvrant, écarquillant les yeux, seulement. Gare ! les hommes ont peur des vérités, c'est vérifié, la nouvelle est séculaire, ancrée, fossile, génétique. Ils fuient, mentent, esquivent, alibigent, pretextent, contrecarrent à qui mieux mieux, déjouent, évitent, détournent. le bal de l'égoïsme ratiocinant, conscientisé est né. À trop manger de Céline, c'est la surdose, vraiment. Overdose de perversion humaine. Il vous la sert avec humour dans Féerie. Son petit jeu de radotage excessif est drolatique. le langage néologistique prolifère et cela divertie, empêche de s'ennuyer. Il a ce pouvoir transcendantal de fasciner celui qui veut se détourner de la vérité, la contourner pertinemment, puis de le ronger de l'intérieur par l'objet de son faux-fuyant. Tellement il reçut, engrangea, essuya vingt, trente, quarante sortes et variétés de haine à coup de flagelle, d'autoputréfaction infligée, d'angoisse et de calomnie, qu'il put être devin et représentant haut la main, haut la "branlée d'une vie" en tous ses termes, et le sera toujours grâce à ce style intemporel, ce don pour saisir et décrire l'ontologique et le psychologique précis plus que le superficiel grossier – et futile. le contexte spatio-temporel peut être bâclé, car cela sert la description de l'homme et de ses caractères bien spécifiques. Écrivit-il alors en haine humaine caustique, encre de laquelle il fut l'exclusif possesseur. Les autres écrivains n'écrivent que des euphémismes à ses côtés ou bien mentent-ils, fictionnent-ils alors ; il fut exhaustif en persécution pour des siècles. Lorsqu'il nous dit : « il faut avoir payé pour pouvoir écrire », dans une de ses interviews, il utilise la formule idoine qui se suffit à elle-même, il a tout compris. le reflet de cette citation est visible tout au long de Féerie, il a décidé de payer et le fait comprendre! Vous n'avez qu'à le lire, vous verrez. Forcez la main comme pour beaucoup de chose, mettez le train en marche, suivez son rythme à lui. Gare encore ! vous allez vous aliéner pour quelques heures, mois, années, qui sais… Ah ! le docteur Destouches n'est pas dans l'hyperbole, ah ! nenni-da, dans la justesse pure, le fil au funambule derviche, fakir, mitraillé, les plantes sur des lames de rasoir qu'il avance, écrit, car c'est sa plume qui avance, avec l'engagement de son entier être derrière. C'est une quintessence de Vrai, du sang qui parle. Très uniquement vérace, ce que vous avez devant les yeux, certes un peu caché à l'absence d'effort, parfois, dans le fin fond des hommes, là, devant, partout, demain, hier, toujours ! Il traduit de la nature à même le papier, puis il fignole beaucoup par raffinement, coquetterie. Son style nonpareil est envoûtant. La sienne est fourbie, de nature, puis, avec son incroyable talent, il y va comme ça, force de travail, lectures, ratures, relectures, écrémage, élagage. Il a compris ! bon Dieu ! Lisez ! Lisez ! Lisez Féerie!
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Préface indédite : Henri Godard

ISBN : 9782070393312

Nous parlions, l'autre jour, du très modeste tremblement de terre qui a pris Brest comme épicentre. Eh ! bien, "Féerie Pour Une Autre Fois", c'est, comme qui dirait, un tremblement de terre qui amènerait une sorte de "Chute de la Maison Usher" mais sans le côté maléfique de la nouvelle de Poe puisque la maison en question n'est autre que l'immeuble habité par Céline alors que les Alliés bombardent Paris et qu'il hésite à quitter la capitale et, à plus forte raison, la France.

"Mais," me ferez-vous observer, "quand il y avait des bombardements, les civils descendaient tous dans les abris !" Ah ! Les gens "normaux", oui, sans doute . Mais sachez que ceux de l'univers célinien ont des coutumes bien plus originales. Oh ! Pour parler de descendre, dans les caves ou dans les abris, ils en parlent et ils en discutent. Mais, qu'ils soient pro ou anti-Céline, ça ne les empêche en rien de se cramponner, avec un âpre désespoir, aux appartements de l'immeuble pendant une alerte qui durerait presque six-cent-trente-deux pages si la première partie du livre n'évoquait surtout les années durant lesquelles Céline demeura prisonnier.

Si la guerre est une tragédie, elle est avant tout pour Céline, et ce depuis la Première, la Grande, une absurdité et sa "Féerie pour une autre fois" le démontre avec génie. Si tout débute dans un calme relatif, avec la visite d'une amie de jeunesse, Clémence Arlon, en la seule compagnie de son fils (le mari, Marcel, étant resté chez lui), que Céline suspecte tout de suite des pires intentions à son sujet (la guerre est finie mais les rancoeurs demeurent et le Breton de Courbevoie est toujours un paria), on se retrouve vite sous les bombes et dans les explosions. Les locataires de l'appartement de la rue Girardon, que l'auteur occupait à Montmartre avant sa fuite devant les vainqueurs, s'affolent, élisent pour la plupart comme refuge, d'ailleurs bien exigu, un dessous de table qui restera à jamais dans toutes les mémoires et se lancent à qui mieux mieux dans un spectacle dominé par l'absurde et commenté par un Céline parano mais en pleine forme.

Il n'en rate pas un, il n'en rate pas une et au milieu, nous avons la Crevasse qui s'est creusée (surtout, ne nous demandez pas comment ) probablement sous l'immeuble, amenant les appartements du haut au même niveau ou presque que ceux du bas. Les appartements et leurs occupants, bien entendu. Tantôt la Crevasse se referme, tantôt elle s'ouvre en un zig-zag qui, glaçant au début, finit par s'intégrer dans l'ordre des choses. Mais il y a mieux encore : il y a Normance.

Normance, c'est l'un des habitants de l'immeuble, un anti-Céline résolu, marqué en outre par une obésité prodigieuse et un appétit de sommeil que je n'ai encore jamais rencontré ailleurs. Mais Normance donne aussi son nom à la seconde partie du roman que les Editions Gallimard ont réunie ici à la première, laquelle, éditée en 1952 je crois, reçut un accueil glacial de la part du public et de la majorité des critiques. Cette première partie constitue d'ailleurs une sorte de kaléidoscope où se mêlent le passé et le présent et qui se focalise, nous l'avons déjà dit, sur les années que Céline passa en prison, de 1945 à 1947. L'écrivain y est au zénith de sa verve pamphlétaire, de son mépris de la bien-pensance, de sa haine aussi envers ceux qui l'ont trahi et enfin de sa revendication absolue des années et des oeuvres de l'Occupation.

Céline revendique, Céline se bat, Céline se défend bec et ongles, Céline se montre tel qu'il fut en prison, sans aucune complaisance, c'est-à-dire souffrant entre autres de la pellagre et ne bougeant pas de son tabouret jusqu'à y être collé. Il se met alors à aboyer - c'est le terme utilisé et nul ne doutera de sa sincérité - pour faire venir ses gardiens afin qu'ils le conduisent à l'infirmerie pour y recevoir un lavement dont on s'amusait, pour "le punir", à faire grimper la température jusqu'à 50°. Céline éructe, Céline vomit, Céline défèque - et l'on est parfois tenté de croire qu'il se représente lui-même comme un étron, qu'il l'ait réellement pensé ou qu'il se soit contenté de dépeindre l'opinion de ses geôliers - Céline souffre, Céline interpelle le lecteur, Céline le supplie d'acheter son livre pour le faire vivre car il n'a plus rien et tout le monde lui en veut et puis, insensiblement, Céline, l'homme que l'on peut juger si vraiment l'on y tient (mais, dans ce cas, pourquoi oublier d'en juger bien d'autres de ses contemporains et confrères en littérature ? ) retourne à son état naturel : celui de Céline, l'écrivain qui vous raconte le pire de manière féroce et drôlatique, baroque et simple, naïve et cynique, réaliste et paranoïaque ...

En ce sens, la jaquette du volume de la Collection Folio est particulièrement bien choisie : tout s'écroule, tout s'effondre, tout se brise, tout se mélange - tout semble aspiré vers l'abîme (la fameuse "Crevasse" qui deviendrait ici un symbole marquant les erreurs politiques céliniennes, le châtiment trop dur qu'on lui infligea (mais c'est toujours bien vu de s'attaquer au génie et les vers de terre n'aiment rien tant que cela) et l'affirmation d'une misanthropie et de troubles qui, nous le savons, nous qui l'avons suivi jusqu'ici, existaient bien avant les années quarante chez l'homme comme chez l'écrivain.

Plus que les volumes précédents, "Féerie pour une autre fois" se rebelle à l'idée d'être raconté ou résumé. On peut saisir au passage quelques morceaux de ce puzzle extraordinaire comme le défilé de ceux qui viennent voir Céline vaincu et interdit de parution, la haine que lui vouent tant de gens qui ne le connaissent même pas, l'hallucinante pluie de bombes, cette alerte qui dure, qui dure ... à n'en plus finir, la Crevasse-Symbole, à la fois réelle et imaginaire, la tête, énorme et sanglante, de Normance, résistant de la Onzième heure, qui envoyait des lettres anonymes à Céline "le Collabo", les meubles qui dégringolent, les murs qui s'effondrent, les appartements qui se reconstituent, les Alliés qui approchent, l'Occupant qui recule, les "belles rouges, jaunes, bleues ..." qui transfigurent un ciel devenu tonnerre permanent ...

Et Jules, Jules le Démoniaque, que j'allais oublier et qui représenterait, d'après ce que j'ai pu en savoir, le double du peintre Gen Paul ! Jules, dans sa caisse de cul-de-jatte, Jules, blessé à la guerre comme Céline, Jules que celui-ci, dans un délire somptueux, voit comme le chef d'orchestre de la valse des bombardiers ! ...

Et, bien sûr, on peut assurer aux lecteurs que l'intrigue et les personnages, voire les plus minuscules silhouettes, sont bien dans la veine de ce qu'il connaît ici de Céline. Il y a aussi Bébert, le chat bien-aimé, qu'on aperçoit à peine mais qui est là en permanence : ses "humains", qui le cherchent, épouvantés, ont beau l'appeler à cor et à cri, Bébert se tapit dans un coin et observe tout, un peu comme son maître mais avec plus de sérénité, c'est sûr, avant de réapparaître triomphalement dans les bras de Lili.

"Féerie pour une autre fois", un titre de Céline qu'on a tendance à ignorer ou à passer sous silence - enfin, c'est mon opinion - mais qu'il est absolument indispensable de lire pour mieux suivre l'incroyable parcours littéraire d'un homme qui ne fut certes pas un ange mais qui, au moins, n'hésita jamais à l'admettre. Et puis, ce style, cette puissance, ce génie imposant en marche, qui broie tout sur son passage, envers et contre tous ...

Sans oublier la dédicace, si simple et si belle :

"Aux animaux
Aux malades
Aux prisonniers"

Jamais jusqu'ici je n'avais lu ou vu un livre dédié avant tout aux animaux. Maintenant, c'est fait. Merci encore, Monsieur Céline. ;o)
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FÉERIE POUR UNE AUTRE FOIS de CÉLINE
Ce n'est pas un livre qui se résume. Il se lit difficilement tant sa façon de tordre et déformer la langue est impressionnante. Il vitupère il éructe il vomit les mots c'est terrible et en même temps il crée un autre langage d'une richesse incroyable. le livre du désespoir absolu.
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Féérie pour une autre fois… Plus je repense à ce livre, plus je jubile intérieurement… Et pourtant ! Qu'est ce qu'il fut difficile à lire, surtout la première partie ! Céline y raconte son enfermement en prison, au Danemark, juste après la guerre, tandis que la France se livrait avec une joie maniaque à l'épuration et que les résistants se découvraient garçons coiffeurs pour ces mesdames… Cela dit, c'est du Céline. N'espérez pas un récit linéaire, une sorte de journal racontant les faits et les événements qui se sont déroulés durant cette détention. Rien de cela ! Au contraire. On reçoit dans la gueule une marmite pleine de souvenirs, de haines, de critiques. On sent bien que Céline veut nous révolter, nous faire dire « Putain, ce vieux con, il me gonfle ! Il avait raison Malraux ! »… Sa petite mélodie intérieure nous tâte, nous rend fou, mais surtout, nous fait vivre… Et on se fait transporter dans ce Paris qui prend conscience que l'envahisseur allemand se fait rétamé sévère. Tous les collaborateurs de la petite semaine retournent leurs vestes. Tous les amis de Ferdinand commencent à sentir que le docteur Destouches est encombrant. Sa famille éloignée vient chez lui…. On inspecte les meubles, on observe le futur cadavre Céline... Puis on part ailleurs… Au grès des souvenirs… Jusqu'au retour aux années 40… la butte Montmartre… Et Jules… Ah celui là ! Un peintre cul de jatte qui veut modeler Lili, la femme de Céline… le Jules trahis Céline, en faisant courir de sales rumeurs sur lui… Puis arrive la seconde partie, Normance… Et là. C'est l'extase à chaque page. Céline transforme un bombardement nocturne de la RAF anglaise sur Paris en une véritable odyssée homérique ! Tout le monde s'engueule, se vomit dessus, pendant que l'appartement où réside Céline, Lili et son chat tombe en ruine comme si c'était Pompéi. Et pour Céline, tout cela est un coup de cet infâme Jules, perché en haut du moulin de la Galette, guidant les avions avec sa canne, un vrai chef d'orchestre ! Les engueulades entre ceux hommes sont aussi grotesques, violentes, ridicules mais tellement drôles ! Céline hallucine fortement dans cet épisode. Car au fond, la réalité est déjà remplacée par cette féerie. La situation cauchemardesque se transforme en une sorte de parodie gargantuesque, aussi grosse que Normance justement ! Une mythologie à elle toute seule cette seconde partie !
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Je crois que j'en ai jamais autant chié pour finir un livre...
On est facilement dérouté par un Céline qui radote, qui éructe, qui hallucine et s'esclaffe, ce qui ma foi est habituel dans son oeuvre, mais là où on distinguait encore un fil directeur, une intrigue dans les autres livres, ici ce n'est plus que de ça qu'il s'agit, à nous de nous démerder pour deviner où il nous emmène au fil de pages très denses au langage ardu.
Reste ce langage justement, d'une maîtrise absolue et si particulière.
Féérie, c'est le roman de Céline qui réduit son art à sa forme, le fond important peu.
Je ne serais pas fasciné par le gugusse j'aurais détesté...
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À mon sens le plus « célinien » des livres de Céline. Plus de 600 pages pour décrire un bombardement de quelques heures sur Paris. le temps et l'espace se dilatent. La fameuse petite musique personnelle de Céline donne toute sa mesure. Ici pas de petite phrase qui se déroule doucement et vous happe au détour d'une sonate de Vinteuil, mais des torrents de notes, un déluge, que l'horreur de la situation déchaîne, et qui vous emportent sur leur passage . C'est dans cette forge de Vulcain que Céline façonne son écriture, invente une langue qui n'est propre qu'à lui. Cette féerie qui porte bien son nom est selon moi le plus beau livre de Céline.
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L'espoir est dangereux...

On s'ouvre à la possibilité d'avoir encore plus mal...

En toute occasion il faut s'attendre au pire...

Il faut se soumettre à la fatalité , au désespoir, à la fatigue , à la souffrance : c'est le seul moyen de tenir : tenir DANS la souffrance , plongé en elle comme dans un abysse : se laisser bercer par la rivière des sentiments insupportables...

C'est ça que m'a enseigné Céline , en apparence se soumettre pour mieux se libérer , tout dire , tout percevoir , ne rien cacher , ne rien dissimuler , être plongé jusqu'au cou dans l'horreur et nager dedans pour ne pas sombrer...

Faire du crawl , de la brasse ... encore et encore des longueurs infinies , ne jamais s'arrêter , recommencer , se laisser massacrer , torturer , éparpiller , rester lucide et tout dire...

Garder un petit décalage , un sens du rire et de l'humour bref un sens de la grande clownerie universelle , ne pas être dupe...

Jouer , miser , s'amuser , délirer malgré la douleur : être un clown de sa propre tragédie ; aimer férocement la vie malgré elle ; et être heureux malgré tout , envers et contre tout...

Voilà pourquoi j'aime l'humanisme lucide et désespéré de ce shakesperien/rabelaisien Louis ferdinand Destouches , comme la cigarette , comme la nicotine , comme la morphine ou le gaz hilarant cet homme des lumières peux sauver du suiscide , comme une bouée de sauvetage vers le bonheur.

Capitaine de bateau au milieu des houragans et des tempêtes, Céline est le seul à connaître la route qui ramène au port , vers le paradis de l'enfance et la paix.

Pour moi l'oeuvre de Céline est une boussole comme pour Riri , Fifi , loulou le guide des castors juniors.

Avec Céline je me retrouve au chaud chez moi.

Les sorciers existent et je pratique avec le plus grand.

Bref je bois au calice du génie pur...

parce-que c'est lui parce-que c'est moi...
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Quiz Voyage au bout de la nuit

Comment s'appelle le héros qui raconte son expérience de la 1ère guerre mondiale

Bardamu
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Rudaba Abarmadabudabar

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Thème : Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand CélineCréer un quiz sur ce livre

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