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Critique de JacobBenayoune


Dans un vers d'une grande profondeur, le poète palestinien Mahmoud Darwish pose la question suivante : « Est-ce que le souvenir tombe malade en même temps que moi et souffre de fièvre? ». le souvenir devenant une part inséparable de notre vie ! Pour Ferdinand Bardamu, le souvenir le suit partout. le souvenir de ses malheurs, des affres de la guerre et des échecs successifs.

En écrivant "Voyage au bout de la nuit", Céline a ouvert une nouvelle voie à la littérature française. Un langage familier, dépouillé d'artifices mais direct et franc. Un langage qui fond dans la narration avec son rythme tantôt effréné tantôt ralenti. Même les dialogues sont d'une grande véhémence. Ils sont vivants et jamais de trop ou mal à propos. Céline a travaillé son écriture ; ce n'est point le fruit d'un hasard ou d'une écriture instantanée, mais d'un travail laborieux. Souvenons-nous de ce passage où Bardamu imite presque l'éloquence de la tragédie classique pour échapper aux passagers d'un bateau. de plus, il y a partout des passages métaphoriques d'une grande poésie. le comique bouleversant de Céline annonce celui de Dieudonné. Il dépasse l'humour noir pour nous livrer un comique de cruauté. Une façon singulière de présenter les faits. Un comique effréné. Les digressions sur la nature humaine et la vie sont empreints de philosophie et de pessimisme, voire de nihilisme. On trouve partout une sorte d'aphorismes ou de maximes isolés au milieu de ses réflexions.

A mon avis, Bardamu doit avoir sa place au Panthéon des grands personnages de la littérature mondiale. Ce jeune homme à la vie tumultueuse ramène son souvenir avec lui partout où il a vécu. Mais aussi sa mort. Cette idée qu'on retrouve aussi chez Rilke, Blanchot ou encore Pavese. Il est lâche, mais cette lâcheté est humaine ! il refuse la guerre, c'est un déserteur lui, un fuyard. Il fait tout pour y échapper. Il présente une vision des combats digne d'un Forrest Gump ! mais lui, il est conscient, un fin observateur. Il parle à coeur ouvert à son lecteur. Bardamu a perdu tout amour-propre, il s'est habitué à la servitude. Il a très tôt découvert l'absurdité de l'existence et l'insignifiance de la vie. Cette vie qui nous quitte au fur et à mesure avant même que la mort n'intervienne avec sa froideur. Tout devient fade et l'homme est là fidèle à sa misère ; ne voulant pas la trahir un seul moment pour jouir ! il cherche toujours une grimace pour affronter chaque situation. C'est tout ce qui lui reste ; la grimace. Ce masque derrière lequel il se cache. Il joue son rôle jusqu'au bout. Mieux encore, il attend la situation propice, l'événement où il va jouer avec emphase son personnage tragique dans cette vie. Tout cela Bardamu l'a remarqué en fréquentant des personnages mesquins animés de pensées et de sentiments vils. Des personnages humains ; trop humains. Mais malgré toutes ses expériences et la pesanteur de l'âge sur ses épaules, Bardamu n'a pas conçu son idée majeure ; celle qu'il pourra sortir au moment de sa mort, celle qui jaillit pour le délivrer comme son ami Robinson qui avait lui son idée fixe. L'âge ne ramène pas la sagesse, Bardamu gardera toujours son caractère, mélange d'insignifiance puérile et d'indécision maladive.

La nuit accompagne Bardamu dans ses voyages ; au pluriel. Mais il s'agit surtout d'un seul voyage ; celui de la vie vers la mort. Tous les moments forts de ce roman se passent dans la nuit. Elle le suit, le pourchasse comme le souvenir et le malheur. Les moments de joie et d'apaisement de Bardamu sont rares. Il a le trac pour les affronter ces moments ; comme lorsqu'il discute avec les riches. Parfois il refuse son bonheur d'une manière incompréhensible ; la tentation du mouvement est plus forte. Triste qui comme Bardamu a fait un mauvais voyage. La nuit aussi se trouve à l'intérieur de cet homme pessimiste qui n'a aucune compassion pour les autres, ni aucune ambition. Il est là, il vit et c'est tout. La vie pour lui est vide. Même ses relations avec les femmes sont presque kafkaïennes (Joseph K. et K.) ; il séduit facilement une femme et puis ça tourne mal et ça se termine d'une manière bizarre ! Par ailleurs, Bardamu n'est pas seulement pourchassé par la nuit, il y a aussi ce personnage très intéressant, cet homme sans qualité nommé Robinson, qui mérite l'Oscar du meilleur personnage dans un second rôle. Il est un exemple parfait du victimisme.

Le roman peut être divisé en deux parties : le mouvement et l'inertie. Après la guerre, l'Afrique et l'Amérique, on revient à la vie de tous les jours. Une succession d'anecdotes et d'épisodes auxquels Bardamu participe sans gloire. Mais, ce qui est curieux c'est de savoir que cet itinéraire de Ferdinand Bardamu ressemble à celui de Louis-Ferdinand Céline ! et "Voyage au bout de la nuit" devient une espèce de biographie romancée mais si bien écrite et présentée. Au début, on se croit, avec enthousiasme, devant un roman antimilitariste, anticolonialiste et anticapitaliste malmenant les idées de patriotisme et de rêve américain mais aussi la psychanalyse et ses pratiques étranges. En effet, il y a de cela dans le roman. Mais, l'essentiel n'est pas ici. "Voyage au bout de la nuit" illustre l'absurdité de l'existence et la vacuité de la vie avec pessimisme. Mais n'est-ce pas là l'objectif de toute grande oeuvre littéraire ? de montrer la misère humaine ?
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