Pourquoi lire Céline aujourd’hui ?
Considéré comme l’un des plus grands innovateurs de la littérature française du XXe siècle, Louis-Ferdinand Céline, écrivain et médecin français, a réjoui ses contemporains, tout autant qu’il les a offusqués. Grâce à un style elliptique très personnel, empruntant au langage parlé, le romancier a constitué malgré la controverse en raison de son antisémitisme, une œuvre hors du commun. Inclassable et unique en son genre, il continue et pour longtemps encore, de susciter les interrogations du monde littéraire grâce à son inimitable génie littéraire.
Louis-Ferdinand Destouches est né le 27 mai 1894 à Courbevoie. Comme pour beaucoup d’autres écrivains, la faune de sa ville natale et la langue des rues ont une influence indéniable sur le style et les inspirations de l’écrivain. Installé à Paris avec ses deux parents, il passe toute son enfance dans le quartier de l’Opéra. Cette époque, il la peint dans le roman
Mort à crédit, dans lequel il donne un portrait très noir de sa condition, exagérant les coups donnés par son père et la malnutrition dont il est supposé souffrir. Passé cette enfance marquée par l’ennui, l’adolescent qu’il est devenu occupe de petits emplois et décide finalement de s’engager dans l’armée, rêvant d’une vie plus mouvementée qu’il ne peut assouvir sans diplôme. Perçue comme une horreur absolue par le jeune homme, la guerre marque de façon définitive l’esprit de l’adolescent, nourrissant à la fois son pacifisme et son pessimisme. Les marques du combat et les souvenirs tragiques de cette période sont racontés notamment dans
Voyage au bout de la nuit ou encore
Casse-pipe. Parti au front, Louis-Ferdinand se blesse grièvement au bras, ce qui lui vaut d’être déclaré inapte au combat dès 1915 et par la suite réformé. Il épouse Suzanne Nebout en 1917 mais quitte rapidement l’Europe pour l’Afrique, alors engagé dans une compagnie de traite qui l’envoie surveiller des plantations à Bikobimbo, la Topo du
Voyage au bout de la nuit. Malade au bout de quelques mois, il rentre en France, alors qu’il rédige sa première nouvelle,
Des Vagues.
Décidé à passer son baccalauréat, le jeune écrivain obtient le fameux diplôme en 1919 et part s’installer à Rennes où il épouse Edith Follet, la fille du directeur de l’école de médecine, qu’il intègre l’année de son arrivée. C’est elle qui lui donnera son unique fille. De ces années d’études datent ses premières tentatives littéraires : des poèmes, une farce et le début d’un roman. Si ces fictions n’occupent pas encore les présentoirs de nombreuses librairies, sa thèse de doctorat en médecine, dans laquelle il retrace la biographie d’un hygiéniste viennois, devenu fou de n’avoir pas su convaincre ses collègues de se laver les mains entre la salle de dissection et celle d’accouchement, lui permet de décrocher son diplôme. Embauché dès la fin de ses études par la fondation Rockfeller à Genève, il laisse sa famille à Rennes et entame une longue série de voyages entre Afrique et Amérique. C’est en 1936 qu’il rencontre Elizabeth Craig, une danseuse américaine, celle à qui il dédiera son
Voyage au bout de la nuit, et qui sera la plus grande passion de sa vie malgré la courte durée de leur relation. Edith obtient le divorce en 1926, alors que Louis-Ferdinand débute l’écriture de
L`Eglise, une pièce satirique en cinq actes.
Quelques mois plus tard, son contrat terminé, l’écrivain décide de se lancer dans l’exercice libéral de la médecine à Paris. Cette période de changements, il la raconte à travers les aventures de son antihéros, Ferdinand Bardamu, dans le
Voyage au bout de la nuit, publié en 1932 chez Denoël, après qu’il eut été refusé entre autres par Gallimard. Ce roman est signé Louis-Ferdinand Céline. Dès publication, l’ouvrage agite la critique et son auteur est à la fois perçu comme un monstre cherchant à choquer à tout prix tout autant qu’un humaniste doué d’un génie pamphlétaire. Si les avis divergent sur le fond, tous s’accordent en revanche à souligner les bouleversements opérés par Céline en matière de style. Rapidement annoncé comme favori pour le prix Goncourt, il se voit finalement devancé par
Guy Mazeline, donnant alors naissance aux premières querelles autour du jeune écrivain. Décrié par la droite, le roman de Céline est particulièrement apprécié des milieux de gauche, qui voient en lui le porte-parole des milieux populaires.
En 1936, en plein Front populaire, paraît
Mort à crédit, le second roman de Céline. Ce dernier se vend bien malgré l’obscénité de certains passages, que l’éditeur a volontairement remplacés dans la version finale par des espaces blancs. Cette fois, l’opinion est univoque : le roman est un scandale et les rancœurs surgissent. Céline est très affecté par ces vives réactions qui viennent de toutes parts. S’ouvre alors la période pamphlétaire de Céline, qui publie en 1937
Bagatelles pour un Massacre et
L`École des Cadavres l’année suivante, dans lesquels il prône la haine raciale. Pendant la guerre, il affiche un soutien public à la collaboration et se rapproche des milieux d’extrême droite français pro-nazis ; il devient alors un auteur maudit. Ouvrages retirés de la vente, polémiques : Céline se retire de la scène publique avant d’être condamné pour diffamation en 1939 et de s’engager comme médecin à bord d’un paquebot pour les années qui suivent.
Craignant pour sa vie lors du débarquement de 1944, il quitte la France avec sa nouvelle épouse, Lucette, qu’il a rencontrée à Paris. Cherchant à fuir vers le Danemark sans visa, le couple est transféré en Allemagne où des difficultés administratives les contraignent de rester. Ce voyage, pendant lequel Céline finira par exercer la médecine grâce à un représentant de Vichy pour la France en Allemagne, il le raconte dans
Rigodon, qui paraît en 1944. Malheureusement, le couple est arrêté puis écroué en Allemagne l’année suivante et si Lucette est libérée quelques temps après, Céline passe près d’un an derrière les barreaux. Loin d’être au bout de ses peines, il est définitivement condamné en 1950 dans le cadre de l’épuration pour collaboration. Heureusement amnistié par son avocat dès 1951 grâce à une maligne interversion entre son nom de plume et son véritable patronyme. Il s’installe ensuite à Meudon avec son épouse et signe un contrat avec Gaston Gallimard, puisque son éditeur Robert Denoël a été assassiné à la fin de la guerre. Consultations de médecine pour lui et cours de danse pour Lucette, le couple coule de paisibles jours pendant plusieurs années dans leur pavillon de banlieue et dans lequel l’écrivain cultive son personnage. En effet, Céline renoue presque avec le succès en 1957 grâce à sa
Trilogie allemande, dans laquelle il romance son exil et à laquelle la presse commence à s’intéresser. En 1957 est publié
D`un château l`autre, ce qui vaut même à Céline d’être invité à une émission télévisée. La mort le rattrape cependant le 1er juillet 1961, laissant Lucette veuve.
Contesté toute sa vie durant, Céline a, malgré son absence totale d’optimisme, réussi à chambouler l’ordre établi du roman français. Grâce à une harmonie impeccable de ses textes, ainsi qu’à une oralité toute nouvelle, l’homme n’en demeure pas moins un écrivain majeur de la première moitié du XXe siècle.
Le saviez-vous ?
• Son roman
Mort à crédit s’est d’abord intitulé
L’adieu à Molitor puis
Tout doucement
• Céline a effectué plusieurs petits boulots comme concepteur de documents publicitaires ou encore visiteur médical
• Suite à une blessure de guerre survenue dans sa jeunesse, Céline était invalide à 70% de l’usage de l’un de ses bras
•
Patrick Modiano rend hommage à Céline dans son premier roman
La Place de l`étoile, en écrivant un article imaginaire signé par le « Docteur Bardamu », le héros de
Voyage au bout de la nuit
• Les éditions Frédéric Chambriand ont été créées pour permettre à Céline de publier son roman
Casse-pipe
• Le chanteur des Doors, Jim Morrison, fait référence au
Voyage au bout de la nuit dans la célèbre chanson « End of the night »
•
Léon Trotsky préface la traduction russe du
Voyage au bout de la nuitChronologie
27/05/1894 : Céline naît à Courbevoie
1912 : Il s’engage dans l’armée en tant que brigadier
1916 : Céline épouse Suzanne Nebout et est rapatrié du Cameroun pour raisons médicales
1918 : Il est engagé par la fondation Rockfeller comme conférencier en France
1919 : Il épouse Edith Follet et s’inscrit à la faculté des sciences de Rennes
1923 : Il s’installe avec sa femme à Paris et soutient sa thèse de médecine l’année suivante
1932 : Publication de
Voyage au bout de la nuit1936 : Publication de
Mort à crédit1937 : Céline débute sa série de pamphlets antisémites
1943 : Il épouse Lucette Almanzor
1945 : Il est écroué avec sa femme au Danemark et les poursuites ne cesseront que 4 ans plus tard
1957 : Publication
D`un château l`autre1949 : Publication de
Casse-pipe1 juillet 1961 : Céline meurt à Meudon
Influence et postérité
Si l’on se souvient de Céline aujourd’hui, c’est surtout pour la révolution qu’il a mise en marche au niveau du style romanesque. Sans que l’on puisse trouver de véritable précurseur à l’écrivain, ce dernier a bouleversé le genre littéraire dominant de son époque.
Obsédé par la mélodie de son texte, Céline introduit véritablement la langue parlée en littérature ; plus que de faire passer des messages, l’écrivain se consacre exclusivement à l’édification d’un style bien à lui. On parle à son sujet de révolution littéraire tant il chamboule le récit traditionnel, jouant avec les rythmes et les sonorités de ses textes, constituant ainsi ce qu’il appelle sa « petite musique ». Si la plume de Céline étonne, c’est parce qu’il mêle habilement l’argot au style scientifique, lui permettant ainsi de renforcer l’émotion émanant de ses textes, à la fois violents et déconcertants. C’est dans son ouvrage
Mort à crédit que le style de l’écrivain se fait le plus radical, notamment par l’utilisation de phrases très courtes, entrecoupées par de nombreux points de suspension. La modernité de Céline est multiple, puisque par ailleurs, en jouant avec le style du roman, il cherche à se rapprocher du genre de la chronique, donnant à ses lecteurs l’impression de vivre les événements qu’il conte en direct. D’autres éléments caractéristiques comme l’abondance de son vocabulaire, le foisonnement de ses personnages ou encore son haut degré de réalisme, font de ses écrits de véritables bombes au sein du monde littéraire.
Concernant les retombées de son art, Céline a rencontré la notoriété immédiatement à la parution de son
Voyage au bout de la nuit, en 1932. Sa renommée passe même les frontières,
Henry Miller s’en fait garant. Pourtant l’écrivain ne connaît qu’un succès moyen dans l’hexagone, du fait, notamment, de son antisémitisme et de ses démêlés avec la justice ; son image est ternie et cela se répercute sur ses ventes. De plus, après la guerre, alors que se développe le roman existentialiste et le théâtre de l’absurde, au sein d’une communauté littéraire extrêmement marquée par la guerre, Céline, uniquement préoccupé par sa stylistique, ne rassemble pas les foules.
Considéré de son vivant par certains de ses pairs, mais loin d’être apprécié autant qu’il ne l’est aujourd’hui, en partie à cause d’un positionnement politique particulier, Céline a eu une influence indéniable sur le monde littéraire de son siècle. Permettant un renouveau total du genre romanesque, il lui a offert de vastes perspectives, que les romanciers d’aujourd’hui n’ont pas encore terminé d’explorer.
Ils ont dit de Céline
Paul Nizan, à propos du
Voyage au bout de la nuit : « Une œuvre considérable, d'une force et d'une ampleur à laquelle ne nous habituent pas les nains si bien frisés de la littérature bourgeoise »
Philippe Sollers : « Il faut relire Céline en le voyant. Céline a dit la vérité du siècle : ce qui est là est là, irréfutable, débile, monstrueux, rarement dansant et vivable »
Simone de Beauvoir : « Le livre français qui compta le plus pour nous cette année, ce fut le Voyage au bout de la nuit de Céline. Nous en savions par cœur des tas de passages »
René Trintzius : « Quand vous lisez le Voyage au bout de la nuit, dès les trente premières pages, vous savez que vous êtes en présence d’un homme. Le choc est plus que rare, inoubliable »
Marc-Édouard Nabe : « Un génie pur »
Julien Gracq : « Ce qui m’intéresse chez lui, c’est surtout l’usage très judicieux, efficace qu’il fait de cette langue entièrement artificielle, qu’il a tiré de la langue parlée »
Jean-Louis Bory : « Devant de Pierrot-Arlequin à la mesure de notre planète, à la fois athlète et saltimbanque, sanglotant et rageur, pitoyable et grotesque, admirable et odieux, je n’accepterai plus que de me blesser aux éclats de son mauvais rire. Mais que j’ouvre le Voyage, Mort à crédit ou plus tard D’un château l’autre ou Nord, ma rancune s’évanouissait. »