Dans un de mes ( nombreux) petits carnets, j'avais copié des mots de
Javier Cercas lors d'un entretien :
"Ecrire ne sert à rien, le langage ne sert à rien, mais il me faut continuer. Ecrire, c'est peut être la seule façon de trouver une illusion aux choses de la vie. Vous avez lu l'éloge funèbre de
David Grossman à son fils de 20 ans mort au Liban? Il a écrit un chef d'oeuvre. Je ne veux pas avoir à écrire ce genre de chef d'oeuvre. Plus je vieillis, plus je ne crois qu'en l'honnêteté personnelle. C'est peu."
Et bien, c'est déjà beaucoup?
J'avais beaucoup aimé
Les soldats de Salamine, et surtout
A la vitesse de la lumière, une réflexion très intelligente et sensible sur l'écriture .
Là, je dois bien dire que j'ai eu plus de mal pour cette description du coup d'état manqué du 23 février 1981, dont à dire vrai, je n'avais jamais entendu parler.. il fallait que ce soit Cercas, parce que sinon.. j'ai failli lâcher prise!
En fait, l'histoire de l'Espagne m'est presque tout à fait étrangère et cela me semble une évidence que cette lecture doit être plus facile pour ceux qui en savent un peu plus...
Mais j'aime
Javier Cercas, son écriture, son honnêteté intellectuelle qui le pousse à s'interroger constamment sur les motivations des personnages qu'il étudie. Et les siennes propres. Son art de passer du général au particulier. Et inversement.
Le titre est particulièrement bien choisi. Tel un anatomiste minutieux, obsédé par une image, Cercas va disséquer , observer, noter, parcourir des centaines de documents, établir des relations, comparer , réfléchir , revenir en arrière, expliquer, recommencer.Pour tenter de rester au plus près de la vérité des faits. de leur contexte et de leurs conséquences historiques. Et de pouvoir se glisser dans la peau des personnages qu'il décrit, à partir de l'instant où il les décrit, un instant plein de violence dont on voit quelques images dans une vidéo que j'ai retrouvée.
Trois hommes ne se sont pas couchés pour éviter les balles donc une mort probable, ce sont eux bien sûr qui vont intéresser Cercas. Et en particulier Adolfo Suarez, le chef du gouvernement sortant , pour lequel Cercas n'éprouvait aucune sympathie .
Dans son prologue, il écrit:
"Je l'avais toujours pris pour un arriviste du franquisme qui avait prospéré en courbant l'échine à force de révérences, un homme politique opportuniste, réactionnaire, bigot, superficiel et roué, qui incarnait tout ce que je détestais le plus dans mon pays et que j'identifiais, je le crains, avec mon père, suariste obstiné."
Première allusion à sa propre histoire , que l'on retrouvera très brièvement aussi mais de très émouvante façon, à la toute fin du livre, dévoilant la logique de cet ouvrage.
Si c'est bien sûr possible d'étudier la genèse d'un coup d'état, de le décrire, d'en suivre les conséquences dans le temps, est-il vraiment possible de comprendre pourquoi certains n'ont pas le même instinct, la même logique de survie que les autres? C'est là peut être qu'intervient le romancier,et ces pages à la fois complexes et désarmantes, mais aussi magnifiques de sincérité( en spoiler, je trouve cet extrait très beau, mais c'est long..)
Borges a-t-il raison et est-il vrai que tout destin, aussi long et compliqué soit-il, consiste en réalité en un seul instant, celui où un homme sait une fois pour toutes qui il est? Je regarde une nouvelle fois l'image d'Adolfo Suarez dans la soirée du 23 février et, comme si je ne l'avais pas déjà vue des centaines de fois , elle me parait toujours aussi hypnotique et rayonnante, en même temps réelle et irréelle, rigoureusement saturée de sens: les gardes civils en train de tirer sur l'hémicycle, le général Gutierrez Mellado debout à côté de lui, la table du Congrès dépeuplée, les sténographes et les huissiers à terre et Suarez appuyé contre le cuir bleu de son siège de président alors que les balles sifflent autour de lui, seul, statuaire et spectral dans un désert de sièges vides.
C'est une image fugitive. Si je ne me trompe pas, il y a dans les gestes parallèles de Gutiérrez Mellado et Santiago Carillo une logique que nous sentons immédiatement avec l'instinct plutôt que plutôt que l'intelligence, comme s'il s'agissait de deux gestes nécessaires et programmés par l'Histoire et par les deux biographies opposées d'anciens ennemis de guerre. le geste de Suarez est presque identique au leur, mais en même temps, nous sentons qu'il est différent et plus complexe, ou du moins, c'est ainsi que je le sens, sans doute parce que je sens aussi que son sens complet m'échappe. Il est vrai que c'est un geste de courage et un geste de grâce et un geste de rébellion, un geste souverain de liberté et un geste de comédien, le geste d'un homme fini qui conçoit la politique comme une aventure et qui essaie, tel un agonisant, de se légitimer et qui, pour un moment, semble incarner pleinement la démocratie, un geste d'autorité et un geste de rédemption individuelle et peut être collective, le dernier geste purement politique d'un pur homme politique, et pour cette raison, éminemment violent; tout cela est vrai, mais il est aussi vrai que, pour une raison ou pour une autre, cet inventaire de définitions ne satisfait ni le sentiment, ni l'instinct, ni l'intelligence comme si le geste de Suarez était un geste inépuisable ou inexplicable ou absurde, ou comme s'il contenait un nombre infinis de gestes. Il y a quelques jours, par exemple, je me suis dit que le geste de Suarez n'était pas en réalité un geste de courage, mais un geste de peur…Avant-hier soir, je me suis dit que le geste de Suarez était le geste d'un névrosé, le geste d'un homme qui s'effondre quand la chance lui sourit et qui prend de l'assurance dans l'adversité. . Hier soir, je me suis dit encore autre chose: je me suis dit que j'avais déjà écrit des pages et des pages à propos de Suarez et que je n'avais pas encore dit que Suarez était tout sauf un foutriquet, qu'il était un type sérieux, un type qui faisait honneur à sa parole et à ses actes, un type qui avait fabriqué la démocratie ou qui sentait qu'il l'avait fabriquée et qui dans la soirée du 23 février avait compris que la démocratie dépendait de lui , qui ne s'était pas caché et qui était resté immobile sur son siège alors que les balles sifflaient autour de lui dans l'hémicycle, tel un capitaine qui reste immobile sur le pont de commandement alors que son bateau est en train de sombrer. Et tout à l'heure, après avoir écrit la phrase de Borges au début de ce chapitre, j'ai pensé que le geste de Suarez était un geste borgésien et cette scène, une scène borgésienne parce que je me suis souvenu d'Alan Pauls qui, dans un essai sur Borges, dit que le duel est l'ADN des contes de Borges, son empreinte digitale, et je me suis dit que, contrairement au faux duel que s'étaient inventé autrefois Adolfo Suarez et Santiago Carrillo, cette scène était un duel authentique, c'est-à-dire un duel entre des hommes armés et des hommes qui ne le sont pas, c'est-à -dire une extase , une transe vertigineuse, une hallucination, une seconde extirpée au temps qui passe, « une suspension du monde » comme dit Pauls, « un bloc de vie arraché au contexte de la vie », un trou minuscule et éblouissant qui repousse toutes les explications ou peut être les contient toutes, comme si, en effet, il suffisait de savoir regarder pour voir dans cet instant éternel le chiffre exact du 23 février, ou comme si, mystérieusement, dans cet instant éternel, non seulement Suarez, mais aussi tout le pays avait su une fois pour toutes qui il était.
Je ne sais pas: je pourrais peut-être prolonger indéfiniment ce livre et tirer une infinité de sens du geste de Suarez sans en épuiser le sens ou sans frôler ou entrevoir son sens réel. Je ne sais pas. Je me dis parfois que tout cela n'est qu'une erreur, une élucubration ajoutée aux innombrables élucubrations qui existent autour du 23 février, la dernière et la plus insidieuse: si on accepte l'idée que ce qui est réellement énigmatique n'est pas ce qui n'a été vu de personne, mais ce que tout le monde a vu et que personne n'arrive à comprendre complètement, alors que le geste de Suarez ne contient peut être aucun secret ni aucun sens réel, ou du moins pas plus que ceux contenus dans tout autre geste , tous inépuisables ou inexplicables ou absurdes, telles des flèches tirées dans des directions infinies.
Mais parfois , en réalité la plupart du temps, je me dis que tel n'est pas le cas: les gestes de Gutiérrez Mellado et de Santiago Carrillo sont limpides, ils sont épuisables, explicables, intelligibles, c'est du moins ce que nous ressentons; le geste de Suarez ne l'est pas: si on se demande pas ce qu'il signifie, on comprend ce qu'il signifie; mais si on se demande ce qu'il signifie , on ne comprend pas ce qu'il signifie. C'est pourquoi le geste de Suarez n'est pas un geste limpide, mais un geste transparent: un geste porteur de sens car en soi, il ne signifie rien, un geste qui ne contient rien mais à travers lequel, comme à travers une vitre, nous nous sentons capables de tout voir- nous pourrions voir Adolfo Suarez, le 23 février, l'histoire récente de l'Espagne, peut être un visage qui est notre véritable visage- un geste d'autant plus troublant que son secret le plus enfoui consiste dans le fond à ne pas avoir de secret. A moins, bien évidemment, qu'avant d'être une erreur ou une bonne réponse, tout cela ne soit qu'un grand malentendu, et qu'interroger le sens du geste de Suarez ne revienne pas à formuler une question légitime, ou une fausse question, ou une question sans réponse, mais uniquement à formuler une question essentiellement ironique dont la véritable réponse est la question elle-même . A moins, je veux dire, que le défi que je me suis lancé au moment d'écrire ce livre, en essayant de répondre par la réalité à ce que je n'avais pas su et à quoi je n'avais pas voulu répondre par la fiction, ne soit pas un défi perdu d'avance , et que la réponse à cette question- la seule réponse possible à cette question- ne soit pas un roman.
C'est long? Oui.. le livre est très long à lire, très dense, touffu, il y a de nombreux moments où je me suis sentie dépassée et perdue. Mais j'aime les écrivains qui s'interrogent encore et encore..Et , de ce fouillis de points de vue, de faits réels, de suppositions , finit par émerger un récit que l'on lit comme un roman, brillant, et finalement assez passionnant et qui parle de bien d'autres choses que cet évènement historique.
Lien :
https://www.youtube.com/watc..