Les rebuts, les oubliés, sont repoussés parce qu’ils sont pauvres, dépossédés de tout bien, inadaptés à cette vie consumériste par manque de moyens, et surtout parce qu’ils gênent, font peur, et véhiculent ce sentiment de culpabilité et d’injustice qui nuit à la tranquillité d’esprit des gens "bien".
Ils sont le fantôme de ce que tout le monde redoute de devenir, et exacerbent toutes les peurs. Agressions, maladies, les miséreux revêtent le masque du mal.
Les autorités font leur possible pour les tenir à l’écart des grandes villes, jusqu’à affréter des navettes quotidiennes pour expulser le flot grandissant de ces gueux.
Alors, ces derniers s’organisent, créent leur propre société, à l’écart de celle qui les a vus naître.
Le cerveau, presque neuf si l’on en juge par l’usage qui en a été fait jusqu’alors par son propriétaire, est irrémédiablement endommagé, détruit.
Chercher un endroit où dormir. Ce qui n’avait jamais été pour lui qu’une évidence, un droit inaliénable à la sécurité et au repos, devint tout à coup la pire source d’angoisse. Où se poser pour passer la nuit ? Dans quelles conditions ?
Ce ne fut qu’alors qu’il prit conscience de toutes les mesures prises par la municipalité pour éloigner du centre-ville les nuisibles tels que lui, empêcheurs de consommer en toute bonne conscience.
Un mobilier urbain adapté pour chaque circonstance, anti pigeons, anti rats... et anti SDF.
Il n’a plus ni nom ni identité, il se résumera à un pronom bien impersonnel.
Il a arpenté les trottoirs, sans attache, ni murs, ni toit. Il a vécu sous le soleil, le ciel et les étoiles, sans aucun but, projet, ni idéal, il a dormi sur des matelas de carton, béton pour oreiller.
Il a rencontré des filles de joie qui ignoraient le sens de ce mot là.
Ils ont foulé le même sol, y ont perdu leurs illusions, et peut-être aussi leur amour propre. Il a partagé des bouts de pain avec des moineaux et des rats. De la pâtée pour chiens avec des gens sans importance. Ceux qu’on croise sans dire bonjour et sans même les regarder. Ceux qu’on ne peut oublier, car on n’y pense jamais.
Il a connu la faim et le froid, vieux ennemis redoutables et tenaces.