Beaucoup de choses ont été dites, écrites et même chantées sur ce dîner. Preuve s’il en est que les poètes partagent avec moi cette foi absolue en une sorte de dogme gastronomique sacré.
Et c’était aussi tout cela, qu’il me fallait défendre. Toutes ces petites histoires, ces amours perdus et retrouvés, ces espoirs placés dans des idéaux impossibles, ces trames tissées entre elles, par lesquelles et pour lesquelles je vivais, qui lorsqu’on les entrelaçait, racontaient la tour de Garde.
C'est là ce que beaucoup ne comprennent pas, Passereau, dit-elle. Ce que les chansons ne disent pas, car elles se bornent aux faits. Nox ne sauve pas les vies par héroïsme, pour être l'objet de chansons épiques. Il le fait par accident. Sans y penser. Dans une sorte de touchant mélange entre imbécillité et sagesse. Je sais que j'ai encore une dette envers lui, mais il ne sert à rien de chercher à la payer. Tout simplement parce qu'il est trop niais pour ne serait-ce que tenir les comptes entre nous. Sa tour de Garde lui ressemble. Elle grandit avec lui et je pense que, comme lui, elle ne mourra jamais.
Cesse un peu de discuter et contente-toi parfois de laisser venir les réponses.
La tour de Garde, c'est à la fois un conte, un utopie dont on chantera la fondation dans des siècles, et une réalité tangible, basée sur la lucidité et la bonne volonté de ceux qui la composent.
La vérité, c'est qu'on ne peut être trahi que par ceux qu'on aime.
Il y avait un poète chez nous qui disait que certaines amitiés transcendent tout et s'apparentent parfois à de l'amour.
« Tu sais ce qu’il te faudrait ? glissa Symètre, narquois. Un bon poulet bien gras, rôti à la broche. »
Je poussai un gémissement. Rien qu’à cette idée, mon estomac émit une protestation sourde. Pourtant, c’était au moins la quinzième fois que cette plaisanterie sortait de la bouche de mon ami. Il fallait croire que mes organes étaient imperméables au comique de répétition.
« En tout cas, reprit-il, moi je mangerais bien un bon poulet pour fêter notre arrivée, si tant est qu’on puisse en trouver dans cette partie des Territoires. »
Trop faible, je ne tentai pas de le corriger. On ne disait pas « les Territoires » lorsqu’on se trouvait dans les Territoires. Les lieux-dits avaient des noms éloquents, comme Val-de-Bouc ou Bourbier-le-Petit, et ces noms étaient employés. « Territoires », c’était un terme de Géminien qui présentait le double défaut de, petit un, nous dénoncer comme originaires de la Cité et, petit deux, traiter nos interlocuteurs de bouseux consanguins. Lesquels interlocuteurs goûtaient peu le terme, même si nous ignorions que nous les insultions. Symètre y avait presque perdu une oreille au cours de notre première soirée à l’extérieur. Il n’avait dû son salut qu’au fait que le couteau du vagabond irritable n’avait pas connu de pierre à affûter depuis des lustres.