Si j’ai pu, à ce moment de mon récit, donné l’idée que ma famille ne m’a pas aidé durant tous ces mois, cela m’afflige. La vérité, c’est que mes proches tentaient de toutes leurs forces de me tirer hors du vide. Mais leurs forces étaient peu de choses, même s’ils m’aimaient, parce que leur cœur était brisé et que moi, je désirais l’abîme.
Tant que nous sommes jeunes et bien portants, nous traversons la vie comme des funambules ; nous marchons sur le fil à grands pas hâtifs, pressés de trouver un lieu plus stable et plus heureux. Enfants, nous espérons l’été. Et une fois l’été passé, nous espérons l’été suivant. Les années s’écoulent, nous consommons nos jours, nous dévorons notre insouciance à grandes bouchées voraces. Pourtant aucune bouchée ne nous comble, au contraire : chacune d’entre elles nous fait ressentir la faim d’autres joies.
Peut-être qu'un être humain normal, quand il découvre que sa sœur est morte en lui sauvant la vie, éprouve une immense gratitude. Peut-être cette pensée est une consolation pour sa perte, peut-être quelle adoucit sa solitude. Mais moi, sur le moment, je n'ai pas eu de reconnaissance.
- Pourquoi ? Pourquoi tu m'as fait ça ?
J'étais recroquevillé par terre, sur le bitume. Comment avait-elle pu penser, ne serait-ce qu'une seconde, que je pourrais vivre dans ce monde sans elle ? Elle m'avait déserté, elle m'avait trahi. Elle m'avait laissé à cette existence misérable. Elle m'avait condamné à lui survivre, avec le regret de son absence et le remords de mon propre souffle. Il me semblait qu'en me projetant vers la vie, elle m'avait volé mon destin.
Le problème des mauvais choix, c'est qu'ils en entraînent d'autres. Moi, en tous cas, je courais de toutes mes forces loin des seuls êtres au monde qui comptaient pour moi. J'avais l'impression que ma vie se résumait à cela : cette fuite absurde.
Les anciens prisonniers de Guantánamo disent qu'une des pires tortures qu'on leur ait infligées, c'était d'être exposé des jours entiers devant des haut-parleurs diffusant à fond deux musiques différentes. Je n'ai jamais subi ça. Mais durant toute cette période et bien après, le monde m'a paru un chaos tonitruant. Cette vérité de ma sœur morte, c'était comme deux baffles gigantesques qui me suivaient partout. Comme si j'étais emmuré dans un vrombissement de basses.
Les anciens prisonniers de Guantánamo disent qu’une des pires tortures qu’on leur ait infligées, c’était d’être exposé des jours entiers devant des haut-parleurs diffusant à fond deux musiques différentes. Je n’ai jamais subi ça. Mais durant toute cette période et bien après, le monde m’a paru un chaos tonitruant. Cette vérité de ma sœur morte, c’était comme deux baffles gigantesques qui me suivaient partout. Comme si j’étais emmuré dans un vrombissement de basses.
Après ça, je n’ai plus voulu retourner au lycée. Je n’avais pas peur du jugement des autres, je sentais seulement que j’étais à part, loin d’eux – ailleurs. Ce monde-là, ce temps-là n’étaient plus les miens. C’était comme venir d’une autre planète : leur air m’était irrespirable. Et toute cette comédie effroyable que chaque être humain joue pour vivre, et qui consiste juste à faire semblant de savoir comment être, moi, je n’en avais plus la force.