Il parvint face à des rangées de livres et s'arrêta devant le rayon " science-fiction". La lumière jaunâtre atténuait les contrastes des couvertures, les rendant effrayantes. Il envisagea un instant d'en choisir un, pour s'évader de temps en temps lors de leur bivouac, mais se ravisa. Il n'éprouvait plus la même fascination pour ces récits. L'aventure il la vivait tous les jours, et à bien y réfléchir, ça n'avait rien de palpitant.
Je crois que c'est ça grandir : perdre ce qui fait qu'on est un peu spécial pour rentrer dans le moule.
Parce que le ciel c'est ça : les coulisses infinies de notre vie, l'écho quotidien de nos limites.
Dans un monde qui réclamait des ponts et des mains tendues, les Cyniks s'entouraient de murs et préparaient la guerre.
Il faut croire qu'on ne refait pas l'homme, se dit Tobias avec amertume.
- Et... Toby ?
Matt serra les poings. Soudain, ce fut trop pour lui. Les larmes coulèrent sur ses joues tandis qu'il revoyait son ami se jeter pour les protéger et se faire avaler par le Raupéroden.
Ambre le prit dans ses bras et Matt pleura longuement.
Lorsque les sanglots se dissipèrent, Matt fit face à l'aube et lança une promesse :
- Quoi qu'il arrive, je jure d'un jour le retrouver et de le détruire.
- Alors lui aussi a encore sa mémoire ? supposa Ambre.
- Je ne pense pas, mais il existe d'autres choses que la connaissance et la mémoire pour ne pas être une coquille vide.
- Comme quoi ?
Balthazar prit une profonde inspiration avant de répondre du bout des lèvres :
- La perversion. Un être rempli de vices n'est pas une enveloppe que l'on peut remplir aisément avec autre chose, ses vices prennent trop de place et sont tenaces. Le Buveur d'Innocence est de ce genre-là. Ne l'approchez pas !
Le lendemain en fin de matinée, ils parvinrent au sommet d'une colline. Des champs de blé d'un jaune aveuglant s'étendaient en contrebas.Et une ville, posée tout au bout, dans son écrin doré.Une grande cité de maisons et de tentes, traversée par un fleuve aux vaguelettes miroitant sous le soleil.Une cité avec une place au centre, occupée par un arbre formidable, déployant ses branches au dessus de la plupart des quartiers, tel un gardien millénaire.
De vaste jardins aux vergers colorés se partageaient une partie de la ville et, déjà des centaines de petites silhouettes s'activaient pour en cueillir les fruits.
Un petit paradis perdu au milieu de nul part.
Eden.
C'était exactement cela. Donner un but à son existence. Être prêt à tous les sacrifices pour accomplir sa quête. L'héroïsme était-il une autre réponse de l'homme face au vide de son existence ? Une autre solution alternative à la religion ? Bien que compatible également...
"- Est ce que tu as peur la nuit ?
- Pas trop.
- Les mangeombres, c'est une bonne raison d'avoir peur la nuit ! (...) Les mangeombres sont des montres qui vivent dans les grottes au-dessus de Hénok, dit-il tandis que les rires se taisaient aussitôt. Ils ne sortent qu'au crépuscule, et se nourrissent des ombres de tous les êtres vivants qu'ils rencontrent. Ils chassent en meute, sont rapides, cruels et très efficaces.
- Ils mangent les... ombres ? répéta Matt.
- Crois-moi, un être sans ombre n'est pas joli à voir, alors voici une raison de plus de rester auprès de nous ! Seul dehors, sans abris, tu ne leur échapperais guère longtemps.
(...)
- Ce sont des vampires en quelque sorte...
- Non, les mangeombres sont bien pires !
Il en allait ainsi dans le royaume des hommes. Il suffisait de quelques certitudes et d'un ennemi désigné pour rassurer les esprits vides ou troublés par l'ignorance. Toutes les peurs se focalisaient alors sur cette cible à combattre.