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Critique de HundredDreams


Je ne connaissais pas les romans d'Andrée Chedid, j'y suis venue par hasard, grâce au magnifique billet de Francine (@Afriqueah).
Je découvre donc l'écriture de cette autrice.
Comment ne pas être séduit dès les premières lignes par la beauté simple et la poésie tragique du texte ?

« Depuis l'aube des temps, les violences ne cessent de se chevaucher, la terreur de régner, l'horreur de recouvrir l'horreur. Visages en sang, visages exsangues. Hémorragies d'hommes, de femmes, d'enfants… Qu'importe le lieu ! Partout l'humanité est en cause, et ce sombre cortège n'a pas de fin. »

Aucun lieu, aucune date, des indices qui font penser que cette scène pourrait se passer au XXème siècle, mais cette histoire pourrait se dérouler dans n'importe quel pays en guerre, à n'importe quelle époque. Ancré dans les combats d'hier et d'aujourd'hui, elle a une valeur intemporelle, c'est une histoire dans la Grande Histoire, celle d'une femme qui meurt parce que les hommes sont en guerre.

« Ici, comme en d'autres régions, chacun retrouve des raisons de haïr, de châtier, de massacrer. Avec ses bottes gigantesques aux semelles de plomb, L Histoire rabâche, broyant sur son passage les hommes et leurs lieux. »

*
Malgré les combats dans le quartier en ruine, Marie court dans les rues à la rencontre de Steph, son amour de jeunesse. Ils se sont donnés rendez-vous près du pont.

« Tout me paraît vain, en dehors de l'amour. Nous nous aimons, toi et moi. Nous le savons depuis longtemps, plus rien ne devrait nous séparer. Ni ma recherche, ni tes photos, ni mes pierres, ni tes images. Notre amour est fort, tenace, solide ; le reste est précaire. Quoi qu'il ait pu se passer, ne restons plus éloignés l'un de l'autre. Je nous vois, au bout de tous nos chemins, nous tenant encore par la main… Je t'attendrai dans une semaine, ce sera dimanche, à midi. Je serai assis sur le muret à l'angle du grand pont, comme à notre premier rendez-vous d'adolescents. Tu seras là, à l'heure, je te connais. Je t'apercevrai de loin. Mon coeur battra au rythme du tien. Tout le reste s'effacera. Je te tiendrai dans mes bras, je te garderai pour toujours. »

Mais Marie est fauchée dans sa course par une balle. La douleur est fulgurante, instantanée. Elle la transperce, la foudroie.
La vie l'abandonne au milieu de ce quartier totalement ravagé.
Steph l'attend sur le pont, espérant sa venue, craignant qu'elle ne veuille plus de son amour.

« …en ce jour L Histoire avait eu raison de son histoire, Marie faisait soudain partie de ces vies sacrifiées, rompues, écrasées par la chevauchée des guerres. Les violences issues de croyances perverties, d'idéologies défigurées, de cet instinct de mort et de prédation qui marquent toutes formes de vie, avaient eu raison de sa petite existence. »

*
Il y a une intensité dramatique extraordinaire dans ce court récit.
En effet, l'autrice juxtapose deux forces qui se chevauchent, s'attirent et se repoussent en un même souffle : une qui s'apparente à une course éperdue pour arriver au lieu de rendez-vous, et en même temps, une autre force contraire qui fige le temps afin que Steph la retrouve à temps et voit qu'elle venait vers lui.
Ainsi, le lecteur entre dans les pensées de la jeune femme, toutes portées vers Steph qu'elle aime malgré les aléas de la vie.

Les souvenirs remontent à la surface de sa conscience.
Comme des flashs, des photos instantanées. Des instants ténus.
Le présent et le passé s'étreignent, se fondent l'un dans l'autre.
Leurs corps se retrouvent et ne font plus qu'un.

« le sable est plus moelleux qu'un lit. Il lui retire son maillot. Il la trouve belle, pulpeuse. Il ne le lui dit pas. Ils se découvrent. Ils sont deux. Ils sont un. »

Mais les moments de retrouvaille, de bonheur vont s'achever au milieu de cette rue jonchée de débris.
La mort revendique sa place dans l'échiquier de la vie.
La rue sera son lit mortuaire.
Le futur, qui n'a plus de prise, s'éloigne et crève à petit feu.

Marie ne souhaite qu'une chose, faire parvenir à l'homme qu'elle aime un message pour lui dire qu'elle venait... qu'elle l'aime toujours.
Malgré son corps agonisant, ses pensées sont tournées vers l'attente de le revoir une dernière fois.
Alors, elle lutte, s'arc-boute, fait front pour faire reculer la mort.
Sa souffrance l'enveloppe d'un suaire écarlate et poussiéreux.

*
La plume d'Andrée Chedid est magnifique, nuancée, réussissant à décrire les paysages de ville bombardée, abandonnée, et les personnages avec netteté, tout en créant une atmosphère de tension autour de Marie et de Steph.
Elle réussit à transmettre les émotions de ses personnages avec une grande sensibilité et une belle humanité. Sa poésie m'a transportée au milieu de cette rue quasi-déserte, pleine de gravats, au côté de cette femme mourante. Son agonie, sa mort inéluctable, son amour immense sont bouleversants à lire.

*
D'autres voix se mêlent à celle de Marie.
Celles de passants, un couple de personnes âgées qui fuit les combats, mais qui va néanmoins s'arrêter pour la secourir ; un homme devenu franc-tireur, un assassin, un moins que rien pour qui la guerre fut un heureux hasard pour devenir quelqu'un qui a le pouvoir d'humilier, de terroriser, de tuer dans le dos.
La liberté, la toute puissance sur les plus faibles.
Il pourrait être le bourreau qui a appuyé sur la gâchette.

« Je hais cette vanité qui s'occupe d'elle-même en racontant le mal qu'elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s'analyse au lieu de se repentir. »
Benjamin Constant.

Et, aux émotions des protagonistes, se sont mêlées les miennes allant et venant en désordre entre angoisse et confiance, espoir et doute, chagrin et regrets, haine et sollicitude, gratitude et peur.

*
L'autrice porte un message d'une belle sagesse. Que les hommes soient innocents, victimes, généreux, sensibles, courageux ou, au contraire, haineux, violents, inhumains, tortionnaires, ils sont tous des victimes de la guerre.

« L'homme était insaisissable, l'existence, une énigme. Parfois un geste, un paysage, une rencontre, une parole, une musique, une lecture ; surtout l'amour, rachetaient ces ombres. Il fallait savoir, s'en souvenir, parier sur ces clartés-là, les attiser sans relâche. »

Ainsi, le récit aborde avec beaucoup de finesse et de profondeur des thèmes essentiels tels que, la vie et l'espoir, les ravages de la guerre et la mort, l'amour et la fragilité de notre humanité.

« de peuples à peuples, de familles à familles, qu'était-elle d'autre, la vie, que batailles, où la vanité, l'orgueil, la course au pouvoir et à ses avantages devenaient les leviers de l'existence ? »

*
Pour conclure, « le message » d'Andrée Chedid est un récit qui m'a profondément touchée. C'est une histoire poignante, inspirante, à la fois poétique, tendre et réaliste.
Un roman magnifique qui se veut intemporel, universel.
Une autrice au talent immense.

« Je ne suis ni rouge, ni noir, lisait-il, mais couleur de chair. »
Sigmund Freud

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Je finis mon billet en remerciant infiniment catherineCM qui a pioché dans ma PAL, dans le cadre du challenge multi-défis 2023, ce roman très court, 200 pages à peine, mais d'une signification tellement belle et profonde.
Sans toi, ce roman serait toujours à languir dans mes idées de lecture, enseveli sous le poids de tous mes livres à lire. C'est un récit qui restera longtemps en moi et une autrice vers laquelle je reviendrai sans aucun doute.

Bernard, je n'ai pas oublié le roman que tu m'as proposé, « Je suis le rêve des autres » de Christian Chavassieux. Ton message s'est croisé avec celui de Catherine et me voilà avec deux romans pour un seul item. Mais j'ai trouvé une jolie place pour ta proposition de lecture, et je le lirai très vite.

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